Gilets jaunes: une culture de dévalorisation du travail

Idéologie zéro, vision zéro: les vagissements de l’anarchie

Manifestation de «gilets jaunes» en France. (Photos: Thomas Bresson)
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Publié 11/12/2018 par Philippe Porée-Kurrer

Étrangement, c’est l’élection d’un gouvernement populiste en Ontario (n’en déplaise à ceux qui le croient «conservateur») qui me vaut, par ricochet, de séjourner en France depuis les premiers jours d’octobre et me permet d’assister à la montée du mouvement des «gilets jaunes».

Pour être précis, il s’agit plus d’un résultat que d’une montée. C’est l’aboutissement d’un demi-siècle de complaisance envers une culture de dévalorisation du travail.

Prenez un enfant, donnez-lui tout sans égard à ses mérites et vous obtenez un enfant gâté. C’est en gros ce qui est arrivé au peuple français (ceci dit d’un point de vue général et en retenant qu’il se trouve encore des enfants sérieux).

Peuple favorisé

Statistiquement, sinon quelques pays scandinaves dont la taille n’est pas comparable en termes de population, aucun peuple n’est aussi favorisé que celui de France.

La somme des bénéfices sociaux ici est incomparable, mais peu de citoyens le prennent en compte. Pour la majorité des Français, tous les avantages dont dispose le peuple paraissent découler d’une sorte de principe divin et il leur semble inimaginable que cela ne soit pas la norme.

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Il suffit par exemple de mentionner qu’en Ontario les médicaments ou les soins dentaires de base ne sont pas remboursés, ou que les garderies peuvent coûter des centaines, voire des milliers de dollars, ou encore que tout le monde ne bénéficie pas de cinq semaines de congés payés pour obtenir, en France, des regards incrédules.

Manifestation de «gilets jaunes» en France.

Formidable filet social

Les Français disposent d’un formidable filet social et d’un revenu moyen global qui fait l’envie de la plupart des nations, surtout quand on l’appose au coût comparé de la vie.

Il est vrai que, pour la majorité, les salaires ne sont pas aussi élevés que par exemple au Canada. Mais il est vrai aussi que les bas salaires (salaire minimum et dans la frange) sont plus élevés en termes de valeur et de pouvoir d’achat.

Cependant, le monde entier l’a vu aux nouvelles, personne ou presque n’est satisfait. La moyenne des sondages accorde un taux de soutien ou de sympathie de 72% aux «gilets jaunes», bien que ce mouvement n’a aucune autre idéologie à proposer et ne fait que réclamer sans cesse davantage d’un gouvernement — ici bien davantage considéré comme un père pourvoyeur que comme un législateur.

Ce qui laisse à croire que le peuple français, qui se veut fondateur des Droits de l’homme, n’a pas réussi à assimiler ce qu’est réellement une démocratie et considère encore le président comme une sorte de souverain qui peut tout et doit tout à son peuple.

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Pas mai 68

Certains comparent le mouvement à celui de mai 68. Il convient de réfuter cette comparaison.

Il y a un demi-siècle, la vague était idéologique. Il s’agissait plus ou moins de transférer les leviers du pouvoir de la classe possédante à la classe travaillante, d’effacer le système de castes sociales et de laisser souffler un vent de liberté dans les valeurs jusque-là engoncées.

Le mouvement aujourd’hui est plus comparable à celui de 1789, alors qu’il s’agissait pour le peuple de couper la tête du roi, des nobles et de la curie pour s’approprier les biens du royaume (ce que l’on peut comprendre dans le contexte de l’époque).

Cette fois cependant, il s’agit de s’approprier les biens des présumés «riches» sans même que soit validée la notion de travail.

Message sur le dos d’un gilet jaune.

Contre le travail

Travail! Le mot est là, honni en France plus que partout ailleurs en Occident et peut-être au monde.

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S’il y a un parallèle à faire avec mai 68, c’est surtout le fait que, comme un dommage collatéral, c’est à partir de cette époque que la culture française a commencé à concevoir le travail comme une sorte de maladie dont il fallait se débarrasser.

La vague des «gilets jaunes» ne s’appuie sur aucune idéologie, elle ne fait qu’exiger, soi-disant au nom des plus pauvres, moins de taxes, plus d’argent et plus de services.

Nulle part il n’est question de ce qui sera donné en retour au pays. Nous sommes à l’inverse de ce que proposait John Fitzgerald Kennedy: «Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays.

État providence

À travers le «gilet jaune», le Français rejette toute idée de don de soi au profit de l’État et de la communauté. Au contraire, il exige d’être pris en charge sans que rien ne puisse être exigé de lui.

Bien sûr, il prend pour voile de vertu la précarité des vieux et des plus démunis, mais le fond du message est clair: donnez-nous tout, y compris le pouvoir et ne nous demandez rien.

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En observant, le soir du 10 décembre, le président Emmanuel Macron accéder aux demandes formulées jusque-là par les «gilets jaunes», et voir aussitôt le geste rejeté, il était difficile de ne pas évoquer Louis XVI lors du Serment du Jeu de paume.

Gilets jaunes
Message adressé au président Emmanuel Macron sur le dos d’un gilet jaune.

Héritage à dilapider

Une telle vague ne peut être stoppée. Comme un tsunami, une fois lancée, elle va au bout de sa course. Cette fois la course à prévoir est probablement plus radicale encore que celle de 1789.

Lorsqu’il demande la démission de Macron, le peuple (qui pourtant l’a élu dix-huit mois plus tôt) ne réclame pas uniquement celle du président actuel, mais aussi et surtout la fin de tout système de pouvoir basé sur l’acquisition de biens terrestres par le travail et la production.

Nous en revenons au phénomène de l’enfant gâté qui, après avoir tout exigé et reçu du père, réclame au bout du compte la disparition de ce dernier.

Il est malheureusement à prévoir que la mère patrie, elle, se retrouvera veuve et démunie sans aucun moyen de pourvoir à ses enfants, lesquels la voueront à son tour à disparaître. Puis ils se jetteront les uns sur les autres pour se disputer ce qu’il pourra rester des lambeaux de l’héritage.

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Nouvelle époque

Mais peut-être aussi suis-je tout simplement en train d’assister à la marche inexorable de l’Histoire, et que ce que mon éducation me fait prendre pour un naufrage n’est en fait que la déstabilisation d’un changement d’ère, et qu’une fois encore la France se positionne en éclaireur, qui sait?

Philippe Porée-Kurrer, romancier d’origine française, vit dans la région de Toronto depuis plusieurs années.

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