Un géant sous les projecteurs

Ultime passage torontois de Charles Aznavour

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Publié 19/09/2006 par Dominique Denis

Quelques jours plus tôt, à l’occasion d’une conférence de presse malheureusement peu courue (jetons la faute sur le Festival international du film de Toronto), c’est l’homme dans toute son humanité qui nous était apparu: courbé, un peu dur d’oreille, paraissant plus petit que ses 5’4” et portant les traces de ses 82 ans, malgré une bonne humeur et une vivacité d’esprit qui ont tôt fait de charmer notre modeste contingent journalistique.

Mais vendredi soir, alors que les lumières s’estompaient sur le Centre Hummingbird et que sonnaient les premières mesures de Les émigrants, c’est l’homme de scène que l’on retrouvait, dans toute sa grandeur.

Un géant de noir vêtu, venu égrener son chapelet d’immortelles dans une diplomatique alternance d’anglais et de français: Happy Anniversary, Paris au mois d’août, What Makes A Man A Man, Désormais, She, Les comédiens…

Éloquent échantillon d’un répertoire échelonné sur plus de 60 ans, qui a survécu au passage du temps et des modes, et à la disparition successive de tous ses contemporains.

La gestuelle calculée au quart de tour, le propos travaillé d’avance mais néanmoins convaincant, Aznavour incarne une certaine idée de la scène et du métier, dont on pourrait dire qu’elle est en voie d’extinction: celle du tour de chant qui se veut théâtre et voyage, livré sans esbroufe ni fausse complicité, l’interprète faisant preuve d’une économie de moyens qui, en plus de répondre aux exigences dramatiques de chaque chanson, lui permet de maintenir le cap, deux heures durant, malgré les effets tangibles de l’âge sur les cordes vocales, à la justesse et la puissance réduites.

Par moments, ces limitations l’empêchent de donner la pleine mesure de chansons plus toniques (Emmenez-moi et Je m’voyais déjà, chantées en anglais, ont particulièrement pâti de cette faiblesse), mais c’est là que le métier entre en jeu, que l’art de l’interprète vient à la rescousse. Et lorsqu’il aborde des chansons telles Hier encore ou Sa jeunesse, qui regardent la vie par le rétroviseur, l’âge et la vulnérabilité deviennent soudain ses principaux atouts, conférant à ses mots une charge additionnelle d’émotion et de véracité.

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Mais si Aznavour sait jouer la carte du temps, l’extrême variété de ce tour de chant nous rappelle que l’artiste n’a jamais voulu se cantonner dans une nostalgie familière, pas plus que dans un numéro de chanteur de charme qui, aujourd’hui, aurait quelque chose d’incongru, voire de pathétique. Dès les années 70, en effet, il a perçu la nécessité d’élargir ses horizons thématiques, renouant avec son identité arménienne en même temps que son œuvre abordait des sujets – persécution des journalistes, déchirures de l’exil, homosexualité, aliénation des banlieues – qui démontraient une volonté de rendre compte de la vie sous tous ses angles, quitte à écorcher quelques sensibilités au passage.

Certes, la facture orchestrale de sa musique – et la mise en scène de son spectacle – n’ont guère évolué (on se serait cru en 1972, l’âge d’or de la variété française à grands déploiements), mais Aznavour, en tant qu’artiste, n’a jamais fait de surplace. Le public était venu communier avec ses souvenirs, mais a quitté la salle avec la conviction que ces refrains demeuraient, pour l’essentiel, d’une indéniable actualité.

La marquise du Centre Hummingbird nous rappelait, en grosses lettres noires, qu’il s’agissait de sa tournée d’adieu (et compte tenu de la dimension historique de ce passage torontois, on peut s’étonner de ce qu’on n’ait pas affiché complet). Pourtant, ce serait mal connaître Aznavour que de l’imaginer se reposant sur ses lauriers. En plus de poursuivre son travail d’écriture, notamment pour d’autres interprètes, il prépare un album à saveur latine, qui sera enregistré à la Havane en compagnie du pianiste Chucho Valdes et de la crème des musiciens cubains.

S’il faut boire jusqu’à la lie sa jeunesse, comme nous le rappelle cette chanson dont il a souvent dit qu’elle était sa préférée, Charles Aznavour nous démontrait, répertoire à l’appui, qu’il a aussi le don de savourer – et de partager – le nectar de la maturité.

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