Trois conceptions du jazz

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Publié 03/05/2011 par Dominique Denis

Avant quelques semaines de ressourcement auprès du saxophone du regretté Stan Getz (rien de tel pour se laver les oreilles), je remets ma casquette de critique pour vous proposer une poignée de nouveautés jazz canadiennes.

Le pouvoir d’espérer

Avec une centaine d’albums à son catalogue, l’étiquette montréalaise Effendi s’impose comme un phare d’intégrité jazzistique depuis sa fondation il y a bientôt 12 ans. Et ce n’est pas le petit nouveau du septuor de la pianiste Marianne Trudel qui fera mentir cette réputation.

Par sa formule même, l’album écarte toute facilité: le recours à une plus grande formation (six musiciens, dont le corniste Jocelyn Veilleux) et la présence d’une voix qui se veut plus musicienne que chanteuse (celle de l’excellente Anne Schaefer) font d’Espoir et autres pouvoirs le terrain d’une vaste exploration sonore.

Par le miracle de l’harmonie, les arrangements de Trudel donnent l’impression d’être en présence d’effectifs encore plus importants, et elle les déploie avec le soin de quelqu’un qui veut parer ses créations des plus beaux atours.

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Sensibles aux exigences du projet, les solistes ne cherchent jamais à imposer leur virtuosité au détriment de l’écriture, et il en résulte un lyrisme élégiaque, comme en témoigne le solo souverainement économe de la trompettiste Lina Allemano sur Âme mystère.

Quant à la fanfare mélancolique qui annonce le passé est à venir, difficile de ne pas y entendre des échos du fabuleux Liberation Music Orchestra. Hormis une ou deux bavures (le piochage dans le registre suraigu qui gâche le solo de piano de M), chaque contribution des musiciens conspire à faire de Espoir et autres pouvoirs un album dont le plaisir ne cesse de se renouveler au gré des écoutes.

Méticuleuses métamorphoses

Ça commence par un motif de cinq notes, qui se répète pendant une bonne cinquantaine de secondes, la pédale laissant peu à peu s’immiscer des harmonies avant que d’autres notes ne viennent compléter le tableau.

On se croit d’abord en présence d’un de ces morceaux au dépouillement spartiate dont Steve Reich a le secret, et il est probable que le pianiste Chris Donnelly pensait à ces musiques aux mutations quasi imperceptibles lorsqu’il a conçu l’enchaînement de dix «mouvements» qui composent Metamorphosis (Alma Records/Universal).

On peut se demander, à l’écoute d’une musique dont la moindre nuance semble être le fruit d’une mûre réflexion, s’il s’agit bien d’un disque de jazz, tant ses improvisations semblent ici faire partie d’une structure prédéterminée.

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Par moments, les couleurs harmoniques évoquent l’univers de Bill Evans; ailleurs, l’emploi de motifs ostinato empruntent le sillon creusé naguère par Keith Jarrett (et comme ce dernier, Donnelly nous amène à la frontière de l’agacement avant de changer de motif), mais nulle part dans Metamorphosis ne retrouve-t-on le sentiment de danger qui anime ces cascadeurs du clavier.

À la manière d’une gravure d’Escher, Donnelly travaille méthodiquement. Ses métamorphoses portent des titres tantôt philosophiques (In the time-scape of sound), tantôt picturales (You enter the fountain), mais ces repères sont plus utiles au compositeur qu’à l’auditeur, lequel se laisse transporter sans résistance d’un tableau au suivant, par un flot musical qui, malgré d’occasionnelles secousses, cherche essentiellement à nous flatter dans le sens du poil.

Et c’est sans doute dans ce sens-là qu’il convient d’aller à la rencontre de ces métamorphoses pianistiques.

Du jazz antidépresseur

Avant de sortir de sa pochette le petit livret du CD et d’en lire le texte explicatif, j’avais présumé que 33 (Justin Time), le nouvel album de l’interprète torontoise Alex Pangman, était un hommage aux microsillons qui meublèrent sa jeunesse.

Mais c’était oublier que si Alex Pangman a une taille de guêpe, elle a une mémoire d’éléphant, et ses goûts musicaux (à l’instar de son homologue Susie Arioli) ont plutôt tendance à tourner à raison de 78 rotations par minute.

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En réalité, 33 représente l’année où les chansons de cet album dominaient les palmarès américains, et Alex, mue par une charmante obsession pour le symbolisme, tenait à les enregistrer durant sa 33e année.

Mais 1933 marquait aussi pour l’Amérique une troisième année de dépression économique. Hormis quelques chansons au réalisme poignant (Brother, Can You Spare a Dime, non incluse ici), le répertoire de l’époque servait à ensoleiller un quotidien autrement gris. Si Happy As The Day is Long, Shine et Ain’t Cha Glad s’écoutent encore comme une dose de Prozac musical, il faut bien comprendre que l’effet était souhaité.

Ne pouvant concurrencer Diane Reeves au chapitre vocal (elle n’improvise aucunement, et son registre est assez limité), Alex joue la carte du charme, à l’instar des songbirds d’antan qui se mettaient au service des chansons, plutôt que l’inverse.

Et le choix de Ron Sexsmith comme partenaire vocal sur I Surrender Dear donne à l’auteur-compositeur l’occasion de crooner laconiquement, à la manière du grand Jack Teagarden, ce qui confirme la volonté de cet album de nous charmer plutôt que de nous en mettre plein les oreilles.

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