Shafia dit que ses filles étaient déshonorantes

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Publié 06/12/2011 par Allison Jones (La Presse Canadienne)

à 18h05 HNE, le 9 décembre 2011.

KINGSTON, Ont. – Mohammad Shafia, accusé des meurtres de ses trois filles et de sa première épouse, a expliqué en long et en large ce que le concept d’honneur signifiait pour lui, ajoutant qu’il croyait effectivement que ses filles s’étaient déshonorées en entretenant des relations amoureuses avec des garçons.

Mais il a nié avec vigueur avoir voulu régler le problème lui-même en les assassinant.

«Je ne suis pas un tueur», a-t-il affirmé vendredi d’une voix forte, à son deuxième jour de témoignage, lors de son contre-interrogatoire.

Répondant à la procureure de la Couronne Laurie Lacelle, l’homme de 58 ans a affirmé que le Coran ne permet pas de tuer, et que les accusés ne se seraient jamais accordé une telle permission. M. Shafia a ajouté que personne ne ferait une telle chose à ses enfants.

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«Nous ne nous le serions jamais permis, a fait valoir Shafia. Tooba (sa femme et co-accusée) est une maman. Comment est-il possible de croire que quelqu’un ferait cela à ses enfants?.»

«Ça ne restaure pas l’honneur, a fait valoir Shafia à travers la bouche de son interprète. Pouvez-vous me dire dans quelle religion la victime d’un meurtre regagne son honneur? Je n’appelle pas ça de l’honneur.»

Me Lacelle, qui a insisté sur plusieurs incohérences et invraisemblances dans son témoignage, a par la suite suggéré à M. Shafia qu’il aurait pu commettre un tel geste s’il pensait que ses filles étaient des «prostituées» («whores»). M. Shafia a répliqué que ce qualificatif ne s’appliquait qu’à deux de ses filles, et non pas aux deux autres victimes, innocentes.

La procureure a aussi questionné le père de famille sur des déclarations faites après les événements tragiques et enregistrés secrètement par la police. «Rien n’est plus cher à mon coeur que l’honneur», avait-il affirmé, avant d’ajouter que «la vie ne vaut rien sans honneur».

«L’honneur est important pour mois, mais on ne peut la regagner en tuant quelqu’un, a-t-il expliqué. Vous devriez savoir cela. Dans notre culture, dans notre religion, si quelqu’un tue sa femme ou sa fille, il est déshonoré.»

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L’avocate de la Couronne a également demandé à l’accusé d’expliquer pourquoi, quand il s’était aperçu que les quatre femmes étaient absentes le matin de leur disparition, il n’avait tenté de les rejoindre qu’une seule fois par téléphone et n’avait pas demandé au gérant du motel s’il les avait vues.

La police a été informée de la disparition après cinq heures.

M. Shafia a indiqué qu’il ne parlait pas suffisamment l’anglais pour s’adresser lui-même au gérant, et qu’il n’avait pas demandé à d’autres membres de sa famille d’aller voir le gérant ou d’appeler la police parce qu’il ne voulait pas les réveiller.

La procureure de la Couronne a aussi questionné Shafia sur le voyage de Niagara Falls à Kingston le jour du drame, notamment quant à savoir pourquoi la famille était partie pour un voyage de plusieurs heures à 20 h. L’accusé a affirmé être parti lorsque tous ses enfants ont été prêts. La famille a remis les clés de la première chambre d’hôtel à 11 h ce matin-là.

Me Lacelle a avancé la possibilité que Shafia ait voulu quitter tard afin de s’assurer que les filles soient endormies lors de leur passage près de Kingston.

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Mais le quinquagénaire a plutôt expliqué que les adolescentes ont demandé à arrêter pour la nuit. Kingston était la grande ville la plus proche, il y ont donc posé leurs pénates, a fait valoir Shafia. La procureure de la Couronne a alors demandé au père de famille pourquoi il avait emprunté une sortie d’autoroute menant dans un secteur moins populeux de Kingston, mais passant près de l’écluse où ses filles sont mortes.

Mohammad Shafia, sa deuxième épouse, Tooba Yahya, et leur fils Hamed, de Montréal, ont plaidé non coupable à quatre chefs d’accusation pour les meurtres prémédités des trois filles du couple, Zainab, Sahar et Geeti, et de la première épouse de l’accusé d’origine afghane, Rona Amir Mohammad.

Les cadavres ont été découverts en juin 2009 dans une voiture submergée dans une écluse du canal Rideau à Kingston. Le Couronne plaide qu’il s’agissait d’un «crime d’honneur».

* * *

Un père tolérant

Jeudi, Mohammad Shafia avait déclaré qu’il était un père aimant et indulgent, même si ses enfants étaient cruels avec lui.

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L’homme de 58 ans, accusé du meurtre de ses trois filles et de sa première femme, a affirmé que sa famille était d’esprit libéral, précisant que ses filles avaient le droit de faire ce qu’elles voulaient et de porter les vêtements de leur choix.

L’autoportrait que l’homme a brossé devant les jurés est bien loin de la version des témoins de la Couronne qui sont relayés à la barre pendant six semaines.

La cour a notamment entendu que les filles de Mohammad Shafia avaient peur de lui et avaient supplié les autorités de les retirer de la maison familiale. L’homme a aussi été enregistré à son insu alors qu’il insultait ses filles, quelques jours après leur mort. Dans le même enregistrement, le résidant de Saint-Léonard affirmait qu’il «referait la même chose» même si ses filles revenaient à la vie 100 fois.

Ce qu’il voulait dire par là, c’est qu’il continuerait à leur donner de bons conseils, a-t-il déclaré jeudi devant le jury. Et lorsqu’il a affirmé «que Dieu les maudisse», il voulait en fait se maudire lui-même, a-t-il expliqué.

Quand le père de famille a dit espérer que «le diable défèque sur leur tombe», ce n’était pas littéralement ce qu’il voulait dire.

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«Pour moi, ça veut dire que le diable les visiterait dans leur tombe», a-t-il déclaré par le biais d’un interprète. «Si elles ont fait de bonnes choses, le résultat sera bon, si elles ont fait de mauvaises choses, ce sera à Dieu de décider.»

L’avocat de l’accusé, Peter Kemp, a avancé qu’il s’agissait d’une expression commune en dari, la langue maternelle de Mohammad Shafia.

«L’avez-vous souvent entendue?» a demandé l’avocat. «Oui», a répondu son client, «je l’ai entendue au tribunal».

Mohammad Shafia est le premier témoin appelé à la barre par la défense, les témoins de la Couronne ayant tous livré leur témoignage.

Contre-interrogé par la Couronne, il a admis qu’il croyait que le comportement des filles jetait le déshonneur sur famille. Mais le quinquagénaire a nié que juste avant leur mort, elles voulaient toutes fuir le milieu familial.

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«Non… elles étaient heureuses», a-t-il affirmé.

Il a toutefois reconnu avoir eu connaissance d’une tentative de suicide de sa fille Sahar, mais a ajouté qu’il ne pouvait pas se souvenir s’il était à la maison ou en voyage d’affaires à l’étranger à l’époque, parce qu’«il ne s’agissait pas d’un événement extraordinaire».

Mohammad Shafia a pleuré à la barre en racontant avoir trouvé une photographie de sa fille portant une jeune courte et étreignant son petit ami. Il a affirmé que ses filles l’avaient «trahi» en entretenant des relations amoureuses, affirmant à répétition et avec agressivité qu’il ne s’attendait pas à un tel comportement de leur part.

Quand le père de famille a commencé à pleurer, sa femme Tooba Yahya a aussi versé quelques larmes.

«Mes enfants ont commis beaucoup de cruauté à mon endroit», a fait valoir Mohammad Shafia.

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Des larmes continuaient à couler sur ses joues lorsqu’il a raconté avoir pardonné sa fille Zainab pour son mariage avec un jeune Pakistanais.

«Je lui ai donné 100 $ et je l’ai embrassé sur le front», a-t-il dit.

Si cela se reproduisait, «je lui dirais mon opinion et je lui dirais que c’est une mauvaise idée. Si ma fille insiste, c’est à elle de décider. C’est sa vie. Ce n’est pas ma vie.»

La cour avait auparavant entendu que les filles de la famille subissaient des pressions pour porter le hijab et qu’elles changeaient souvent de vêtements une fois arrivées à l’école.

Mohammad Shafia a aussi nié avoir fait subir des violences à ses enfants, affirmant qu’il avait seulement asséné une très légère gifle à deux de ses filles un soir où elles étaient rentrées trop tard.

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Une experte démystifie les «crimes d’honneur»

Les «crimes d’honneur» témoignent d’un sentiment de perte de contrôle des hommes sur le corps des femmes, et les meurtres perpétrés au nom de l’honneur constituent une façon, pour une famille, de se débarrasser du malheur qui a terni sa réputation, selon une spécialiste appelée à la barre lundi par les procureurs de la Couronne au procès de la famille Shafia.

Dans certaines cultures, surtout au Moyen-Orient, l’honneur prime sur la vie humaine, et cette notion est souvent évoquée dans les déclarations d’amour finales adressées aux victimes par les membres de la famille qui passent à l’acte, a témoigné Shahrzad Mojab.

Selon la spécialiste, la façon dont se comportent les femmes de la famille, surtout tout ce qui concerne leur relation avec les hommes et leur tenue vestimentaire, est un reflet du contrôle exercé par le père et le fils aîné de la famille, et leur honneur réside dans cette capacité à dominer la cellule familiale.

«Dans plusieurs des cas que j’ai étudiés, il y a toujours un plaidoyer, surtout de la part des pères, à l’effet qu’ils aiment profondément leur fille et leurs enfants», a indiqué Mme Mojab.

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Shahrzad Mojab a affirmé que si l’honneur de la famille est menacée, il est vu comme acceptable, voire prévisible, qu’un membre de la famille de sexe masculin tue une parente.

Mme Mojab est le dernier témoin de la Couronne dans le procès de Mohammad Shafia, de son épouse Tooba Yahya et de leur fils Hamed. Les trois accusés ont plaidé non coupable à quatre chefs d’accusation pour les meurtres prémédités des trois filles du couple, Zainab, Sahar, Geeti et de la première épouse de l’accusé, Rona Amir Mohammad.

Les corps des trois femmes ont été découverts en juin 2009 dans une voiture submergée dans une écluse du canal Rideau à Kingston, en Ontario. La Couronne prétend que les trois accusés Shafia les ont tuées pour préserver l’honneur de la famille, d’origine afghane.

Les «crimes d’honneur» ne sont pas l’apanage d’une religion en particulier, et s’ils sont souvent perpétrés par les hommes, les mères sont également impliquées à l’occasion, a souligné la spécialiste. Il suffit parfois de simples rumeurs entourant l’aventure d’une femme ou le fait d’avoir eu des relations sexuelles avant le mariage pour que de telles tragédies se produisent.

«La façon de gérer le fait que la famille a été déshonorée passe par l’effusion de sang, car il s’agit d’une façon de purifier le nom de la famille», a indiqué Mme Mojab.

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