Roman, récits et nouvelles au menu d’un succulent repas

Partagez
Tweetez
Envoyez

Publié 21/03/2006 par Paul-François Sylvestre

Danny Laferrière, Je suis fatigué, récits, Éditions Typo, Montréal, réédition 2005, 232 pages.

Originalement paru en 2001, ce livre fait l’objet d’une édition revue et augmentée. L’auteur commente allègrement sa feuille de route: Port-au-Prince de 0 à 4 ans, Petit-Goâve de 4 à 11 ans, de nouveau Port-au-Prince de 11 à 23 ans, Montréal de 23 à 37 ans (premier roman à 32 ans) et Miami depuis 10 ans.

«À 47 ans, après cet interminable bouquin en 10 volumes (Une autobiographie américaine) racontant mon itinéraire (…), voilà, je décide aujourd’hui que je suis fatigué de tout cela. Fatigué de gratter du papier. Fatigué de barboter dans l’encre. Fatigué aussi de regarder la vie à travers la feuille de papier. Fatigué surtout de me faire traiter de tous les noms: écrivain caraïbéen, écrivain ethnique, écrivain de l’exil. Jamais écrivain tout court.»

Le plus intéressant, dans ces récits, ce sont les réflexions de l’auteur sur l’écriture et la lecture. Il estime que «le roman est fait pour ces esprits audacieux qui n’hésitent pas une seconde à se jeter dans le fleuve impétueux de la fiction, tandis que l’essayiste tente péniblement de remonter jusqu’à la source le courant de la vie.»

L’auteur croit que la cuisine est l’art de plus proche du roman. «Il faut jeter les idées et les émotions sur la page blanche, comme les légumes dans un chaudron d’eau bouillante.»

Publicité

Quant à la lecture, Laferrière est d’avis qu’on lit avec tous les livres qu’on a lus auparavant. «Et quand on rejette un livre, on le fait aussi avec l’accord des livres qu’on a aimés. C’est ainsi que se forme le goût.» Au terme de son itinéraire, l’écrivain avoue qu’il habite en ce moment dans trois villes. Port-au-Prince occupe son cœur. Montréal occupe sa tête. Miami occupe son corps.

Marie-Pascale Huglo, Mineures, roman, Éditions L’instant même, Québec, 2005, 126 pages.

Voilà un bien étrange roman qui met en scène trois jeune filles que le prof d’histoire appelle «les trois Grâces». De grâces à garces, il n’y a qu’un pas que l’auteure franchit allègrement. Le trio est composé de Marie-Laure, d’Astrid et de la narratrice. Elles font partie d’une classe de Françaises parties faire des fouilles archéologiques dans un château du XVIIIe siècle.

L’histoire bascule dans la légende, «et là, dans cet espace fabuleux, le monde commençait à s’animer, à devenir palpitant». L’auteure excelle dans l’art de creuser le vertige du souvenir, de bondir dans le courant, de saisir la vague au vol, de la perdre dans l’élan et de dériver. Elle écrit «dans l’espacement des paysages qui s’ouvrent».

L’intrigue repose sur des légendes à faire peur, des hululements nocturnes, des loups-garous, des brumes létales. Le château est moche mais ensorcelé à souhait, rempli de mystères, de passages secrets et de chausse-trappes.

Publicité

Mais tout cela reste secondaire. Ce qui importe et ce qui nous ravit, c’est que l’écriture «glisse dans les brumes aquatiques, se déchire et se renoue d’elle-même, lentes épousailles avec une matière farouche qui se refuse, se dérobe, se mue, clapote, se saborde: langue bien pendue.»

Marie-Pascale Huglo a conservé l’incomparable esprit du XVIIIe siècle, superposant les chassés-croisés, usant d’une langue vive, pimpante, voire primesautière, l’image des jeunes filles en fleurs, ces trois Grâces prêtes à bondit du côté de l’avenir.

Réal Ouellet, Par ailleurs, novelles, Éditions L’instant même, Québec, 2005, 132 pages.

L’auteur jouit d’une longue expérience en matière d’édition critique. Par ailleurs constitue son second recueil de nouvelles. Les textes, finement ciselés, mettent en scène des personnages aussi variés que cette vieille dame qui sait «s’arrêter sur la pointe extrême du bonheur, pour lui conserver son caractère éphémère, irremplaçable», et ce vagabond qui se sentait «en même temps en harmonie et en lutte avec le monde».

Le personnage auquel j’ai le plus accroché est «Le nègre», titre de la première nouvelle. Il s’agit d’un écrivain qui prend plaisir à «peaufiner le grain du texte avec un soin d’orfèvre, jusqu’à ce que le roman chante en lui, violemment, comme un quatuor de Beethoven». Mais ce n’est pas son roman qu’il écrit, plutôt celui d’un auteur en panne. Le nègre est unghost writer.

Publicité

Plusieurs nouvelles sont enrichies de subtiles références littéraires. Dans Les amours de Gérard, le protagoniste a l’impression de maîtriser sa vie et d’en jouir pleinement, «tels ces personnages de Somerset Maugham qui parcourent le monde, jetant sur tout un regard complice et lucide».

Dans L’île, la mort n’est pas «cette chose si douce dont parle Simone de Beauvoir, mais une possibilité parmi tant d’autres, une virtualité d’où le tragique a disparu». Dans La fille, il est question d’une prostituée qui a commencé à écrire une thèse sur «la mémoire volontaire chez Proust». Elle l’abandonne parce qu’elle n’a pas l’énergie nécessaire pour lire des bouquins interminables «sur les émois d’un esthète homosexuel qui bande devant des tableaux et a jamais coupé le cordon ombilical avec sa mère».

D’histoire en histoire, les personnages de Réal Ouellet s’insèrent dans un vaste mouvement qui, des circonstances extérieures appelées à lancer l’intrigue, les ramène au centre d’eux-mêmes. L’auteur aborde dès lors la question de l’identité avec un regard amusé.

Auteur

  • Paul-François Sylvestre

    Chroniqueur livres, histoire, arts, culture, voyages, actualité. Auteur d'une trentaine de romans et d’essais souvent en lien avec l’histoire de l’Ontario français. Son site jaipourmonlire.ca offre régulièrement des comptes rendus de livres de langue française.

Partagez
Tweetez
Envoyez
Publicité

Pour la meilleur expérience sur ce site, veuillez activer Javascript dans votre navigateur