Procès Shafia: toute la preuve a été entendue

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Publié 17/01/2012 par Allison Jones (La Presse Canadienne)

à 17h47 HNE, le 18 janvier 2012.

KINGSTON, Ont. – Toute la preuve a maintenant été entendue au procès des trois coaccusés Shafia, soupçonnés par la Couronne d’avoir exécuté trois filles et une femme de la famille pour «restaurer» l’honneur du clan. Les jurés devraient entreprendre leurs délibérations dès la semaine prochaine.

Le dernier témoin de la défense, un expert des langues et de la culture de l’Afghanistan, a comparu mercredi au palais de justice de Kingston, en Ontario. Nabi Misdaq a notamment expliqué l’usage des jurons dans la langue dari, de même que les rôles joués par les différents membres de la famille dans la société afghane.

Mohammad Shafia, sa deuxième épouse, Tooba Yahya, et leur fils Hamed — âgés respectivement de 58, 42 et 21 ans — ont été accusés de quatre chefs de meurtre prémédité. Ils ont tous plaidé non coupable.

Les corps de la première épouse du bigame Mohammad Shafia, Rona Amir Mohammad, âgée de 52 ans, et de leurs trois filles — Zainab, âgée de 19 ans, Sahar, âgée de 17 ans, et Geeti, âgée de 13 ans — ont été retrouvés le 30 juin 2009 dans l’une des voitures de la famille submergée dans une écluse du canal Rideau à Kingston. Les Shafia, de Saint-Léonard, à Montréal, rentraient alors d’un voyage à Niagara Falls.

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La famille avait quitté l’Afghanistan en 1992 et a par la suite vécu au Pakistan, à Dubaï et en Australie avant de s’établir à Montréal en 2007.

Les jurés au procès ont pu entendre certains enregistrements de la police dans lesquels on entend le père Shafia insulter ses filles après leur décès. Furieux d’apprendre que ses adolescentes avaient fréquenté des garçons, le père les qualifiait de «traîtresses» et de «putains». Il souhaitait ensuite que le «diable aille déféquer sur leur tombe», et lançait que si elles revenaient à la vie, il les découperait en morceaux.

Le témoin expert de la défense Nabi Misdaq a soutenu mercredi que les Afghans qui parlent le dari utilisent souvent des injures, mais que ce sont plutôt des expressions, et qu’ils ne pensent pas vraiment ce qu’ils disent. En traduisant ces expressions en anglais, la puissance des mots s’en trouve parfois atténuée, parfois accrue, a ajouté l’expert.

Selon M. Misdaq, les termes renvoyant au diable et aux tombes des adolescentes Shafia équivaudraient, en anglais, à l’expression «qu’elles aillent au diable».

Dix semaines de procès

Avec le témoignage de cet expert, le jury aura entendu au total 58 témoins, tandis que 162 pièces à conviction ont été présentées au cours des 10 semaines de procès.

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Les plaidoyers finaux de la Couronne et des trois avocats de la défense doivent commencer lundi, et le juge Robert Maranger espère donner ses dernières instructions aux jurés mercredi, afin qu’ils puissent se retirer pour amorcer leurs délibérations.

Certains des témoignages les plus dramatiques ont été entendus au cours des dernières semaines du procès, alors que la défense a appelé à la barre Mohammad Shafia, Tooba Yahya et l’un de leur fils — qui ne peut être identifié.

Les Shafia ont réfuté la plupart des arguments de la thèse des procureurs de la Couronne, Yahya comparant leur version de ce qui s’est passé cette nuit-là à un conte pour enfants.

Les témoignages de Mohammad Shafia et de Tooba Yahya, de même que celui du frère des adolescentes mortes, ont été ponctués par des éruptions d’émotions.

«Je ne suis pas un tueur», a lancé Shafia à la procureure de la Couronne Laurie Lacelle, tandis qu’elle le cuisinait sur ses propos entendus dans les enregistrements de la police. Shafia y déclare que «rien n’est plus important que mon honneur» et que «la vie n’a aucune valeur sans honneur».

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«Mon honneur est important à mes yeux (…) mais en tuant quelqu’un, vous ne pouvez pas regagner votre réputation et votre honneur. Vous devriez le savoir», a-t-il soutenu à l’intention de Me Lacelle, en l’appelant «dame respectable».

La mère des victimes, Tooba Yahya, a quant à elle déclaré au procureur Gerard Laarhuis, dans un témoignage qui s’est échelonné sur six jours souvent marqué par des larmes, «(qu’ils) ne sont pas des meurtriers».

«Ce crime-là, nous ne commettrions jamais un tel crime. Ne me dites jamais une telle chose. Je suis une mère. Si vous étiez une mère, vous sauriez ce qu’elle ressent dans son coeur pour son enfant. Ne me dites jamais que j’ai tué mes enfants, jamais», a lancé Tooba Yahya.

Une famille en crise

En faisant appel à de nombreux témoins, la Couronne a dépeint les Shafia comme une famille en difficultés, incapable de contrôler trois adolescentes rebelles. Elle a aussi argué qu’un fossé grandissant s’était creusé entre Mohammad Shafia et sa première épouse, un fossé que Tooba Yahya, la deuxième épouse du polygame, aurait elle-même entretenu.

Les accusés, eux, soutiennent que le décès des quatre membres de la famille Shafia était un accident, causé par l’inexpérience de Zainab au volant. La jeune fille, qui n’avait pas de permis de conduire, serait partie pour une balade en voiture à 2 h dans la nuit, avec ses deux soeurs et Rona Amir Mohammad.

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La Couronne argue plutôt qu’il s’agit d’un complot minutieusement orchestré pour tuer les quatre femmes, qui seraient mortes avant que la voiture dans laquelle elles se trouvaient soit plongée dans l’écluse.

Des policiers et des experts appelés à la barre ont affirmé que la route qui menait à l’écluse était si étroite que la thèse de l’accident est peu probable. Et pourquoi aucune des quatre passagères n’auraient tenté de s’échapper de la voiture par la fenêtre ouverte, ont-ils aussi demandé. La cour a aussi entendu le témoignage d’un directeur de motel de Kingston, dont la reconstitution de la nuit fatale semble contredire le récit des Shafia.

Un analyste informatique de la police a quant à lui témoigné de ses recherches sur l’ordinateur portable de la famille. Quelqu’un y avait notamment effectué des recherches pour savoir si un prisonnier peut garder le contrôle sur ses biens immobiliers, et pour savoir «où commettre un meurtre». Des professeurs, des agents de la protection de la jeunesse et des policiers ont témoigné à propos d’allégations selon lesquelles les adolescentes Shafia avaient peur de leur père et de leur frère, et qu’elles voulaient quitter le foyer familial.

Un pathologiste a indiqué que les quatre victimes étaient mortes par noyade, bien qu’il n’ait pu confirmer si elles s’étaient noyées là où on a retrouvé leur corps. Il a aussi mentionné que les tests de toxicité n’avaient pas donné de résultats inhabituels. Trois des quatre victimes présentaient des ecchymoses à la tête, à l’exception de Sahar, a-t-il ajouté.

L’un des témoins les plus intéressants aura été Moosa Hadi, un étudiant en génie né en Afghanistan, qui avait dans un premier temps offert de servir d’interprète aux coaccusés et à leurs avocats. Shafia l’a ensuite engagé comme détective privé, et Hadi est devenu persuadé que les parents étaient innocents. Il a toutefois été appelé à témoigner pour la Couronne, et il a pu consulter tout le dossier de la poursuite remis aux avocats.

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Quatre mois après l’arrestation de Mohammad Shafia, Tooba Yahya et leur fils Hamed, Hadi a enregistré une conversation qu’il a eue avec le jeune homme, alors âgé de 18 ans, sur le «vrai» déroulement des événements.

Hamed y soutient que parce qu’il était inquiet, il a décidé de suivre ses soeurs et Rona Amir Mohammad à bord du second véhicule familiale, une Lexus. Ils se sont retrouvés aux écluses, et Hamed déclare avoir fait un tête-à-queue par accident, avant de les presser de faire demi-tour. Alors qu’il récupérait les morceaux d’un phare brisé, il a entendu un bruit d’éclaboussure. La voiture avait plongé dans les eaux de l’écluse, a-t-il soutenu.

Il aurait alors donné un coup de klaxon de la Lexus en signal d’alarme, avant de remonter la voiture immergée en la rattachant avec une corde au second véhicule. Ne voyant aucun signe de vie dans le véhicule submergé, il a roulé d’une traite jusqu’à Montréal, appelant la police pour constater les dommages subis par la Lexus en inventant une histoire d’accident, a-t-il admis. Hamed n’a jamais mentionné aux policiers la mort des femmes Shafia.

On ignore si les trois avocats de la défense adopteront la version d’Hamed dans leur plaidoyer final.

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