Procès Shafia: les quatre victimes déjà mortes avant que leur auto plonge dans le canal Rideau

Partagez
Tweetez
Envoyez

Publié 10/01/2012 par Allison Jones (La Presse Canadienne)

à 17h12 HNE, le 13 janvier 2012.

KINGSTON, Ont. – Au procès Shafia, vendredi, la Couronne a laissé entendre que les trois adolescentes et la première épouse de leur père étaient déjà mortes lorsque la voiture dans laquelle leur corps se trouvaient a plongé dans le canal Rideau.

Il s’agit de l’indication la plus claire jusqu’ici de la théorie de la Couronne selon laquelle les quatre femmes de la famille Shafia ont été victimes d’un crime d’honneur.

Le procureur Gerard Laarhuis a soutenu vendredi devant la cour que le plan a dérapé lorsque la Nissan transportant les quatre corps est restée coincée sur la bordure de béton de l’écluse. Selon lui, les accusés ont donc dû utiliser la Lexus familiale pour pousser l’autre voiture dans l’eau, abîmant un phare et laissant des débris sur le sol.

Ces morceaux de phare, notamment, ont mis la puce à l’oreille des policiers et les ont poussés à soupçonner qu’il ne s’agissait pas d’un accident, selon ce qui a été raconté à la cour vendredi.

Publicité

Tooba Yahya, âgée de 42 ans, son mari Mohammad Shafia, âgé de 58 ans, et leur fils Hamed, âgé de 21 ans, ont tous trois plaidé non coupable à quatre accusations de meurtre prémédité.

lls sont accusés d’avoir assassiné les soeurs Zainab, âgée de 19 ans, Sahar, âgée de 17 ans, et Geeti, âgée de 13 ans, ainsi que la première épouse de M. Shafia, Rona Amir Mohammad, âgée de 52 ans, dans le but de «restaurer» l’honneur de la famille.

Les quatre corps ont été découverts le 30 juin 2009 à l’intérieur d’une voiture submergée dans une écluse du canal Rideau à Kingston, en Ontario. Les Shafia rentraient alors à Montréal après un voyage à Niagara Falls.

Mme Yahya a commencé à témoigner pour sa propre défense lundi, et a passé toute la semaine à la barre des témoins, surtout contre-interrogée par Me Laarhuis. Le procureur de la Couronne a indiqué, lors de la suspension de la séance vendredi après-midi, qu’il aurait encore des questions à lui poser pendant deux heures lundi.

Le procès, qui a débuté le 20 octobre, devrait prendre fin ce mois-ci.

Publicité

Une «famille honnête»

Quand Me Laarhuis a commencé à décrire à l’accusée, en détails, les événements de la nuit fatidique telles que la Couronne prétend qu’ils se sont déroulés, le comportement de Mme Yahya a subitement changé. Elle s’est recroquevillée à la barre des témoins, niant toute l’histoire en répétant: «non, jamais», jusqu’à ce que le procureur décrive la Lexus poussant la Nissan dans l’eau, puis Hamed ramassant les débris de phare, en en laissant quelques-uns derrière lui.

«Non, monsieur!», a dit en se redressant Mme Yahya, par l’entremise de l’interprète. «Nous sommes une famille honnête. Nous ne commettrions jamais ce genre de crime. Ne me dites jamais le contraire. Je suis une mère; si vous étiez une mère, vous sauriez ce que le coeur d’une mère éprouve pour son enfant (…) Ne me dites jamais que j’ai tué mes enfants, jamais!»

Me Laarhuis a soutenu que quelqu’un — Mme Yahya, M. Shafia ou le jeune Hamed — a garé la Nissan avec «les corps» à l’intérieur près du canal, et s’est penché à l’intérieur pour passer la première vitesse afin que la voiture plonge dans l’écluse par elle-même.

Il a ensuite souligné un passage «intéressant» dans l’interrogatoire de Mme Yahya après son arrestation, lorsqu’elle a dit aux policiers que les trois accusés se trouvaient près du canal ce soir-là, mais qu’elle ne se sentait pas bien et ne savait pas ce qui s’était passé.

«Si j’avais été éveillée et qu’ils s’efforçaient d’immerger (les corps), je l’aurais su», disait-elle dans son interrogatoire du 22 juillet 2009.

Publicité

Or, l’idée que quelqu’un «s’efforçait d’immerger» les quatre corps a été soulevée pour la première fois à l’interrogatoire par Mme Yahya, et non par le policier, a souligné l’avocat de la Couronne. «Vous avez dit cela parce que vous vous souveniez que cette nuit-là, quelqu’un s’efforçait d’immerger les corps», a-t-il dit.

La version de la mère

Tooba Yahya prétend avoir appris seulement après la mort de ses trois filles que son mari Mohammad avait déjà affirmé vouloir tuer l’aînée.

Dans son témoignage vendredi, Mme Yahya, âgée de 42 ans, a raconté qu’au moment des funérailles, son frère lui a appris que son mari lui avait déjà demandé de l’aide pour tuer l’aînée Zainab, âgée de 19 ans.

Mme Yahya avait affirmé lors de son interrogatoire policier qu’elle, son mari et son fils se trouvaient au canal la nuit de la mort des quatre femmes, mais elle prétend maintenant qu’elle a menti sous la pression et pour protéger son fils Hamed de la torture policière.

Hamed aurait vu la mort de ses soeurs

Mercredi, Tooba Yahya avait dit croire que son fils aîné Hamed a aperçu les quatre victimes plonger vers leur mort, mais qu’il n’a pas appelé la police.

Publicité

Plusieurs mois après leur arrestation, survenue en juillet 2009, Hamed a donné une version différente des faits à un détective privé.

Selon cette nouvelle version, Hamed a vu les quatre femmes monter dans le véhicule au motel, et il a donc sauté dans le VUS familial pour les suivre, inquiets du fait que Zainab ne possédait pas de permis de conduire. Elles ont terminé leur balade à l’entrée d’un canal, où il a malencontreusement embouti l’arrière de leur voiture, a-t-il dit.

Il commençait à récupérer les morceaux des phares fracassés lorsque la voiture, tentant d’effectuer un demi-tour, est passée par-dessus la bordure pour tomber dans le canal.

Hamed a affirmé avoir klaxonné une fois pour appeler à l’aide, puis lancé une corde dans l’eau pour voir si quiconque tenterait de la saisir. Ne constatant aucun signe de vie, il est rentré à Montréal et n’a parlé à personne des morts.

Ce n’est pas ce que croit la Couronne. Cette nouvelle version, note le procureur, a été avancée après que toutes les preuves policières aient été présentées à l’enquêteur, qui avait fermement commencé à croire en l’innocence de la famille. Mme Yahya a toutefois indiqué à la barre, mercredi, qu’elle la considérait désormais comme un fait.

Publicité

«Je suis très fâchée contre Hamed et mon coeur saigne», a-t-elle dit. «Il aurait dû me parler de la mort de mes enfants.»

La Couronne allègue que les éclats de phares, une preuve clé lors du procès, se trouvaient sur le lieu du meurtre présumé parce que la voiture n’était pas tombée doucement dans le canal, mais était restée accrochée sur la bordure, et que le VUS avait été utilisé pour la pousser jusqu’en bas.

Mme Yahya en était à son troisième jour de témoignage à la barre, et le contre-interrogatoire mené par l’avocat de la Couronne Gerard Laarhuis doit se poursuivre jeudi.

Contradictions

Mardi, la salle d’audience a été témoin d’un coup de théâtre juridique, lorsque Tooba Yahya a été confrontée à une vidéo semblant contredire son témoignage sous serment.

La Couronne allègue que les meurtres ont été précipités par la colère de la famille, en particulier de la part du patriarche, Mohammad Shafia, à propos du fait que ses filles Zainab et Sahar, respectivement âgées de 19 et 17 ans, avaient des petits amis.

Publicité

Les accusés ont plutôt affirmé que Zainab avait été pardonnée et que le père Shafia ne savait même pas que Sahar était en couple avant la mort de celle-ci.

Selon le témoignage de Mme Yahya, le mari Shafia, en faisant le ménage le 5 ou le 6 juillet 2009, a découvert un album de photos dans la chambre de sa fille Sahar. L’album contenait des photos d’elle en train d’enlacer son copain.

Au dire de son épouse, il était livide. Il avait également tendance à s’emporter contre la même chose pendant des semaines, et c’est pourquoi, dit-elle, qu’il a été enregistré par la police alors qu’il parlait de ses filles comme des «traîtresses» et des «prostituées».

Cette explication, a suggéré l’avocat de la Couronne Gerard Laarhuis, tient pour acquis que le père Shafia a découvert l’album photo de la façon dont Mme Yahya l’a décrite. Pourquoi, lui a-t-il demandé, existe-t-il alors des extraits vidéos d’entrevues média datant des jours précédents où on peut voir son mari parcourant ce même album photo?

«Cela aurait été impossible, puisque vous n’aviez pas fait le ménage», a lancé Me Laarhuis.

Publicité

Après un chassé-croisé avec l’avocat de la Couronne à propos de l’existence possible d’un autre album de photos identique à celui retrouvé supposément retrouvé les 5 ou 6 juillet par son mari, Mme Yahya a émis l’hypothèse que sa fille Sahar aurait pu en acheter deux semblables.

«Contenaient-ils des photos identiques?», a demandé Me Laarhuis. L’accusée a répondu que lorsque les gens impriment des photos, ils en font des copies. Me Laarhuis a ensuite demandé s’il existait plusieurs copies de l’album dans la maison, contenant tous des photos de Sahar avec son ami de coeur.

«Si un seul album a fait enrager [votre mari], qu’arriverait-il avec plusieurs?»

«Shafia verrait constamment ces photos, a ajouté l’avocat en haussant la voix. Cela le rendrait fou.»

Alors que la vidéo était diffusée sur des écrans dans la salle d’audience, et qu’on y voyait Shafia montrer des photos de famille aux journalistes, la dernière image, où l’on voit Shafia fermer l’album pour révéler ce qui ressemble à la couverture de l’album photo de Sahar a fait sourciller plusieurs jurés.

Publicité

L’avocat de la Couronne doit également contre-interroger Mme Yahya concernant son témoignage livré à la police dans lequel est dit que les trois accusés se trouvaient sur les lieux où les victimes ont été retrouvées, le soir de leur disparition.

Après son arrestation, elle avait déclaré qu’ils se trouvaient sur les lieux de l’incident, mais qu’elle n’avait entendu qu’un bruit d’eau et s’était évanouie, avant de se réveiller dans un motel. Elle a déclaré mardi qu’il s’agissait d’un mensonge pour protéger son fils en prenant elle-même le blâme parce qu’elle croyait que la police le torturerait.

Mme Yahya, son mari Shafia, âgé de 58 ans, et leur fils Hamed, âgé de 21 ans, sont accusés d’avoir tué les trois filles adolescentes de la famille, ainsi que Rona Amir Mohammad, âgé de 52 ans, la première épouse du mari bigame.

Crime d’honneur

Plus tôt mardi, l’accusée Tooba Yahya avait affirmé ignorer complètement le concept de «crime d’honneur». Elle a indiqué n’avoir jamais entendu parler de ce qu’était un «crime d’honneur», même pendant les 21 années pendant lesquelles elle a vécu en Afghanistan.

En avant-midi, Tooba Yahya a aussi affirmé avoir inventé de toutes pièces la version des faits qu’elle a racontée lors de son interrogatoire de police de peur que son fils Hamed, lui aussi interrogé, ne soit torturé.

Publicité

Après son arrestation, Mme Yahya avait affirmé aux policiers qu’elle se trouvait près de l’écluse le soir du drame avec son mari Mohammad Shafia et leur fils Hamed, mais qu’elle s’était évanouie après avoir entendu un bruit d’éclaboussure. Elle avait affirmé qu’elle ne pouvait pas dire avec certitude ce qui s’était passé.

L’une des filles était suicidaire

Lundi, la deuxième épouse de Mohammad Shafia, co-accusée du meurtre de quatre membres de sa famille, avait soutenu que si l’une de ses filles avait tenté de s’enlever la vie, ce n’était pas parce qu’elle était profondément malheureuse mais plutôt en lien avec une histoire de pantalons.

La Cour a appris, auprès de la direction de l’école et de la protection de la jeunesse, que Sahar était si malheureuse qu’elle avait tenté de se suicider. Elle aurait subi des pressions pour porter le voile islamique, le hijab, et aurait été ignorée par sa famille.

Mme Yahya s’est remémorée lundi la tentative de suicide de sa fille et a affirmé que celle-ci menaçait constamment de passer à l’acte si elle n’obtenait pas ce qu’elle voulait. Selon l’accusée, Sahar avait brandi la menace parce qu’elle était frustrée que sa soeur ait porté l’un de ses pantalons à une fête.

Rona Amir Mohammad avait toutefois décrit l’incident en des termes différents dans son journal intime, qui sert de preuve dans le procès. La première femme de M. Shafia y écrit qu’en apprenant la nouvelle de la tentative de suicide de Sahar, Mme Yahya avait déclaré: «Elle peut bien aller en enfer. Qu’elle se suicide».

Publicité

Des propos que l’accusée a nié catégoriquement, lundi. «Non, je ne dis jamais ce genre de choses. J’étais effrayée et je pleurais», a-t-elle déclaré en dari, sa langue maternelle.

Mme Yahya a assuré les jurés qu’elle s’entendait bien avec l’autre épouse, contrairement à ce que Rona Amir a écrit dans son journal intime.

Dans ces écrits, la première épouse indiquait qu’elle était menacée par la deuxième épouse et que son mari la battait. «N’importe qui peut écrire ce qu’il veut», a lancé Mme Yahya.

Elle a toutefois reconnu que M. Shafia n’avait plus eu d’autres relations intimes avec sa première épouse après l’avoir mariée, et a affirmé qu’elle ne voyait rien dans leur relation qui laissait croire qu’ils étaient conjoints.

Mme Yahya a par ailleurs éclaté en sanglots lorsqu’elle a décrit la peine qu’avait Rona Amir Mohammad d’être infertile, ce qui a poussé Mohammad Shafia à se remarier. Elle a ajouté avoir confié sa fille Sahar à cette première épouse afin qu’elle l’élève comme sa propre enfant.

Publicité

L’accusée a également insisté sur le fait qu’il n’y avait pas de règles à la maison à propos de ce que ses filles pouvaient ou non porter, et que tous les enfants étaient sujets au même couvre-feu. La Cour a toutefois appris que les filles plus âgées de la famille subissaient ces pressions pour porter le hijab et qu’elles se changeaient quand elles arrivaient à l’école.

Lorsque ses enfants enfreignaient les règles, Mme Yahya tentait de le cacher à son époux, a-t-elle raconté. «Je connaissais son habitude de faire une montagne avec un rien et d’en parler continuellement et en des termes injurieux pendant des semaines.»

Avant l’ajournement de décembre, le juge Robert Maranger avait demandé aux jurés d’ignorer les journaux, les nouvelles télévisées, la radio ainsi que les médias sociaux pendant les Fêtes, et de ne pas discuter de l’affaire malgré les rapprochements que suscite cette période.

Auteur

Partagez
Tweetez
Envoyez
Publicité

Pour la meilleur expérience sur ce site, veuillez activer Javascript dans votre navigateur