Je trouve, dans un des nombreux courriels dont nous comble Internet, toute une vidéo sur: «Comment as-tu pu survivre avant les années 80?». La suite évoque le manque de confort, d’hygiène et tout le reste, que ne peut guère imaginer la sorte d’extra terrestres que les jeunes d’aujourd’hui sont devenus, en Amérique du Nord comme en Europe. La personne qui a écrit le scénario sait sans doute qu’il y a bien pire encore dans de nombreux pays, dont la moitié n’ont ni eau courante ni sanitaires. Mais il lui semble difficile d’envisager la vie «primitive» que nous vivions dans un temps où il y avait pourtant déjà le train, l’avion et la radio.
Quand je suis entré à l’école primaire française de la commune rurale où je vivais, en 1931, l’électricité n’était encore pas installée dans la région. Mon père, qui était boulanger, pétrissait ses fournées à bras et s’il y en avait vraiment trop, il mettait en route un moteur «à essence de pétrole», pour le soulager un peu. Il pestait souvent contre cette fichue machine qui ne voulait partir qu’à la manivelle et qui s’arrêtait souvent. Il dormait peu, sur le sol dur du fournil, entre deux cuissons. Il tempêtait et jurait beaucoup mais les clients, venus de lointains villages, avaient toujours leur pain quotidien. Les ouvriers, qui n’étaient pas encore syndiqués, travaillaient durs eux aussi mais l’idée de grève les aurait bien fait rire. Quand il faisait jour, mon père allait porter le pain aux villages éloignés. Pour se distraire d’un ouvrage éreintant et jamais fini , les ouvriers faisaient des farces à la bonne et parfois un enfant. Mais tout finissait par s’arranger tant bien que mal.
Ma mère servait les miches odorantes à la boutique, surveillant la bonne (qu’on n’appelait pas encore «technicienne de surface» et la couturière) non encore dénommée «technicienne de matériel léger», qui raccommodait les vêtements usés ou déchirés, ainsi que la laveuse, qui lavait le linge bien sale de la maisonnée. Tout ce monde se retrouvait à table et avait une bonne fourchette. Ma mère se demandait toujours ce qu’elle pourrait bien cuisiner pour le prochain repas. Mais on faisait comme si on était toujours contents et le bon vin local aidait.
Pour aller en classe, j’avais trois kilomètres à faire à pied, matin et soir, sac au dos. Pour des jambes et un dos de cinq ans, c’était un bon exercice. Personne n’avait eu encore l’idée du ramassage scolaire même en carriole! On avait bon appétit quand on rentrait à la maison, malgré les pêches, poires, pommes ou raisins dont on se gavait en cours de route. C’était la liberté et le bonheur!
On courait tout le temps parce qu’on s’était attardé à marauder ou à se battre le long du chemin. On arrivait à la maison avec des bleus ou des écorchures qu’on lavait à l’eau sans antiseptique. (On faisait aussi du vélo sans casque ni genouillères et du foot avec nos grosses galoches).