Les gouverneurs de l’utopie

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Publié 07/10/2014 par Didier Leclair

Le personnage principal de Gouverneur de la rosée de l’écrivain Jacques Roumain s’appelle Manuel. C’est un agriculteur revenu sur sa terre natale pour aider ses compatriotes à la cultiver. Ils attendent la pluie et Manuel, excédé, car lui sait où chercher la source, dit: «Ce que nous sommes? Si c’est une question, je vais te répondre: eh bien, nous sommes ce pays et il n’est rien sans nous, rien du tout. Qui est-ce qui plante, qui est-ce qui arrose, qui est-ce qui récolte? Le café, le coton, le riz, la canne, le cacao, le maïs, les bananes, les vivres et tous les fruits, si ce n’est pas nous, qui les fera pousser? Et avec ça nous sommes pauvres, c’est vrai, nous sommes malheureux, c’est vrai, nous sommes misérables, c’est vrai.»

Ce roman publié en 1944 parlait d’un nationalisme fondateur, celui des affamés. Les opprimés étaient miséreux, analphabètes et dominés par une classe de propriétaires terriens qui avaient droit de vie et de mort sur chacun d’entre eux.

Les Haïtiens de ces années ressemblaient dans leurs souffrances aux Français dans le royaume d’Henri IV ou aux Anglais avant la prise de pouvoir de Cromwell. Aujourd’hui, les citoyens français n’ont plus rien de gueux, encore moins les Écossais. Même les Haïtiens ont réussi à diminuer l’oppression d’antan de façon considérable. Ils ne sont pas au même niveau de liberté et de prospérité que les Occidentaux, mais ils y travaillent.

Le nationalisme a changé de sen

Toute cette évolution des peuples a fait en sorte que la notion de nationalisme a également changé de sens. Nous ne sommes plus du temps de la libération de l’Algérie sous l’occupation française dans les années soixante par conséquent quand on parle d’un mouvement politique œuvrant pour faire d’un peuple une nation, il faut le mettre dans un contexte spécifique.

La présence permanente de la Chine au Tibet est une occupation unilatérale d’un peuple par un autre empêchant ce dernier de prendre contrôle de sa destinée.

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Cependant, quand un pays occidental fédéré qui a un système politique libéral et démocratique a ses citoyens, en l’occurrence des Écossais, réclamant l’indépendance, nous tombons dans une forme de nationalisme qui n’a rien du cri de révolte de Manuel dans Gouverneur de la rosée.

À la question, «Qui est-ce qui plante, qui est-ce qui arrose, qui est-ce qui récolte?», la réponse des Écossais, comme celles de nombreux Occidentaux, sera: «Ce sont les immigrants». Ou peut-être les travailleurs saisonniers, qui viennent et repartent dans leur pays au rythme des cycles agricoles.

Nous ne sommes plus dans un scénario de citoyens de seconde classe relégués aux emplois les plus ingrats. Les Écossais comme citoyens du Royaume-Uni bénéficient des opportunités d’emploi similaires à celles de leurs compatriotes anglais. Ils possèdent leur parlement et contrôlent certains domaines spécifiques de leur existence politique, économique et culturelle.

Certes, ce n’est pas suffisant pour certains qui veulent plus d’autonomie. Pour cela, la négociation s’impose, pas l’indépendance. Ils oublient volontiers qu’en échange des richesses pétrolières en territoire écossais qu’ils partagent avec le reste des membres du Royaume-Uni, l’Écossais jouie des avantages inhérents à tout citoyen du royaume, par exemple un système de défense contre toute agression militaire.

La tentation identitair

On ne peut pas parler d’un nationalisme identique à celui dont le pays est occupé, colonisé ou spolié. L’Écosse d’aujourd’hui prospère. Ce besoin d’une identité première est basé sur une idée figée dans le passé, celle d’un peuple écossais qui a souffert sous le joug de l’oppresseur anglais.

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Or beaucoup d’eau a coulé sous les ponts d’Édimbourg. Les Écossais ne sont plus les porteurs d’eau du Royaume-Uni, ils ne le sont même plus en Écosse. Au contraire, ils possèdent un système d’État-nation où les études universitaires sont gratuites. Ils jouissent d’un haut niveau de protection sociale et d’un système de retraite fiable. Cette image de l’opprimé qui cire les bottes du seigneur anglais est loin d’être contemporaine.

Alors pourquoi vouloir une indépendance coûteuse et qui soustrairait l’Écosse du partage des richesses dans un Royaume-Uni si puissant? D’autant plus qu’ils auraient perdu, en cas d’indépendance, l’usage de la livre sterling, monnaie stable qu’elle partage actuellement avec le Royaume-Uni.

C’est le philosophe Jean-François Revel qui met en évidence la réponse en disant: «L’utopie n’est astreinte à aucune obligation de résultat. Sa seule fonction est de permettre à ses adeptes de condamner ce qui existe au nom de ce qui n’existe pas.»

L’auteur de La Tentation totalitaire aurait pu écrire une autre œuvre sur la tentation des indépendances en pays riches et prospères.

L’appel à l’indépendance n’est pas un phénomène nouveau, car il y a toujours des Corses, des Basques et des Bretons prêts à le faire. La différence est que leur niveau de vie (il suffit de constater la croissance de la longévité en Occident) au sein de leur union avec leurs anciens oppresseurs est bien plus élevé que celui qu’ils auraient seuls dans leur utopie.

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Ces minorités culturelles membres des pays nantis crient «Vive l’indépendance» mais pensent à une association économique, à des voyages sans visas et une facilité d’emploi chez le voisin lorsqu’ils n’auront pas de travail chez eux. N’est-ce pas ce qu’ils ont en ce moment?

S’ils veulent savoir ce qu’est une vraie indépendance, sans privilège, qu’ils demandent au Sénégalais ou au Gambiens les formulaires complexes à remplir pour entrer dans le pays qui vous a colonisés; pays qui continue à se servir dans vos richesses naturelles sans recevoir ce que les Écossais ont en contrepartie.

Jouer avec le fe

Alors pourquoi ce besoin crucial de détruire son bien-être actuel pour une utopie? «Le nationalisme est une maladie infantile. C’est la rougeole de l’humanité», déclare Albert Einstein.

Il ne faisait pas allusion aux cris de révolte de Manuel, le personnage de Jacques Roumain, mais plutôt à ceux qui veulent régler des comptes avec les défaites passées et qui ont de l’avenir, une image idyllique, fantasmée et quelquefois homogène dans leur coin de pays. C’est infantile en effet et comme tout enfant qui joue avec le feu, ils risquent de se brûler et d’incendier leur maison.

Ceux qui ont compris qu’il ne s’agit pas de rester en compagnie d’enfants avec des allumettes, ce sont les immigrants qui nettoient les rues des cités occidentales, les ménagères, aides-malade, chauffeurs de taxi, mirlitons et laveurs de vaisselle. Ils votent souvent contre toute indépendance en Occident.

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Une affiche parue en 2002 dans les rues de Copenhague, quand a commencé la montée de l’intolérance envers l’immigration, disait: «Foreigners, please don’t leave us alone with the Danes» (Étrangers, s’il vous plaît, ne nous laissez pas seuls avec les Danois). C’est un cri de détresse qui habite de nombreux immigrants pris dans le jeu dangereux d’enfants qui ne s’imaginent pas les conséquences de leur geste. Car si la maison brûle, les immigrants seront les premiers blâmés.

* * *
Didier Leclair, le nom de plume de Didier Kabagema, est un romancier et essayiste torontois. On lui doit Toronto, je t’aime, Ce pays qui est le mien, Un passage vers l’Occident, Le soixantième parallèle, Le complexe de Trafalgar, Un ancien d’Afrique, ouvrages publiés aux Éditions Vermillon.

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