Les effets secondaires

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Publié 16/12/2014 par Annik Chalifour

Francine est en R&R (Rest and Relaxation) à Bali durant cinq jours. Elle est crevée, elle n’en peut plus physiquement ni émotionnellement. Sa mission avec CARE en Indonésie s’avère exigeante et difficile. Surtout depuis le terrible tsunami qui a frappé Banda Aceh il y a six semaines, le 26 décembre 2004, suivi de l’arrivée de William, le nouveau coordonnateur des opérations de secours d’urgence.

Un Américain coincé, selon Francine, qui gère tel un dictateur misogyne. Basée à Jakarta avec de fréquents déplacements à Banda Aceh, Francine est responsable de gérer le personnel international œuvrant en Indonésie au nom de CARE. William ne lui accorde aucune attention, croit-elle, faisant fi de toutes ses propositions en vue d’améliorer les conditions de travail des expatriés affectés à Banda Aceh.

La situation sur le terrain reste précaire. On dort sous la tente sous une chaleur torride. On prend sa douche matinale avec une petite chaudière d’eau derrière un abri de fortune. Les latrines puent, attirant mouches et autres insectes de toutes sortes. La terre continue de trembler quelques instants chaque jour. Il faut rationner l’eau potable. Le moral des troupes est au plus bas.

Une grande confusion règne parmi les nombreuses ONG qui se sont rapidement précipitées sur les lieux. On n’arrive pas à coordonner l’action d’urgence de façon équitable entre acteurs locaux et internationaux, au détriment des victimes du désastre. Les habitants de Banda Aceh errent sur le site ravagé, à la recherche insensée de ceux qu’ils ont perdus, kidnappés par la mer.

Depuis son dernier retour de Banda Aceh, Francine illustrait un comportement instable, trop émotionnel, selon William. Il lui a ordonné de partir se reposer quelques jours à Bali. Dans les situations d’extrêmes urgences, les expatriés ont régulièrement droit au R&R. Allongée sur une plage de l’île au charme paradisiaque, la jeune femme revit mentalement les trois dernières années de sa vie.

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Sa première mission à Moscou avec Médecins Sans Frontières, sa 2e à Goma avec la Croix-Rouge puis l’Indonésie. Elle se sent comme un oiseau dérouté voltigeant au-dessus de forêts impénétrables. Soudainement la réalité revient. L’espace d’un court instant Francine pense à Imelda, sa jeune collègue indonésienne.

Cinq jours après le tsunami, le fiancé d’Imelda était porté disparu; les poissons l’ont mangé, avait-elle rétorqué à Francine. Elle songe aussi à son bel amant indonésien, Muhammad, qui l’attend à Banda Aceh.

Malgré la beauté ensorcelante de l’île des dieux, une certaine détresse envahit Francine peu à peu. Ses pensées s’entrechoquent. Les enfants de la rue à Moscou fuyant leurs parents ivrognes et violents. L’évacuation de milliers d’habitants entre la République démocratique du Congo et le Rwanda pour éviter l’éruption du volcan Nyiragongo à Goma. Aujourd’hui l’immense dévastation d’un tsunami meurtrier.

Tant de monde à gérer, des centaines d’expatriés provenant de tous les continents. Certains sont capables de faire face au pire, d’autres craquent au bout de quelques jours. Il faut sans cesse tout recommencer… Recruter nuit et jour parmi l’univers contraignant des ONG. Organiser les briefings, les évacuations d’urgence en raison de problèmes de santé ou de sécurité, le soutien psychosocial sur le terrain, les visites incessantes des bailleurs de fonds et consultants, résoudre les conflits entre expatriés occidentaux et employés indonésiens au sein d’un climat extraordinairement exacerbé.

Il y a trois ans, Francine était partie en mission pour fuir la solitude. CARE l’a embauchée sur la base de sa longue expérience comme gestionnaire des ressources humaines sur la Bay Street, combinée avec ses missions précédentes et ses voyages antérieurs en dehors des sentiers battus. On l’avait perçue comme une femme mature, ayant le sens de l’éthique.

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Il y a quelques mois, Francine a laissé Ralph à Goma, son ‘mari’ de 2e mission; un logisticien de MSF Allemagne dont elle n’a plus aucune nouvelle. Durant son séjour à Moscou, il y avait eu Alexey, son jeune ‘mari’ de première mission. C’est connu, plusieurs expatriés ont un ‘mari’ ou une ‘femme’ de mission: un amant ou une amante de passage dans leur vie hors du temps normal, pour traverser le temps fou d’une mission.

De retour à Banda Aceh, Francine fait face à la demande en mariage de son amoureux sumatranais. Elle doit se convertir à l’Islam si elle veut épouser Muhammad. La religion a préséance au sein de la culture et la société indonésienne.

Francine quitte CARE et entame sa nouvelle vie d’épouse immigrante voilée à l’autre bout du monde. Ses collègues occidentaux ni ses proches ne comprennent sa déconnection identitaire. Le ravage émotionnel de ses missions l’aura désespéré jusqu’au plus profond d’elle-même, sans prévenir. Elle aurait perdu le Nord, dit-on.

* * *
Cette chronique est une série de petites histoires tirées de mon imaginaire et de faits vécus, dont j’ai été témoin au cours de mon long chapitre de vie parmi le monde des expatriés et des immigrants. Un fil invisible relie ces gens de partout selon les époques, les lieux, les événements, les identités et les sentiments qu’ils ont traversés. – Annik Chalifour

Auteur

  • Annik Chalifour

    Chroniqueuse et journaliste à l-express.ca depuis 2008. Plusieurs reportages réalisés en Haïti sur le tourisme solidaire en appui à l’économie locale durable. Plus de 20 ans d'œuvre humanitaire. Formation de juriste.

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