Si d’aventure, au cours d’un déplacement, il vous arrive de chercher quelqu’un dans un village d’aujourd’hui, vous risquez fort de ne trouver personne. La méfiance naturelle des villageois, qui vous épient peut-être derrière leurs persiennes mi-closes, n’est pas seule en cause. Si c’est l’hiver, au Canada, la raison des rues désertes est évidente. Mais en d’autres saisons, au Canada comme en Europe – restons en là pour le moment – de plus en plus de hameaux ou de vieux villages ont perdu leurs commerces. Plus d’écoles, plus d’églises, plus de marchés et, delà plus personne dans les rues.
Le supermarché a tué les petits commerces et l’artisanat, et l’industrialisation de l’agriculture leur a donné le coup de grâce. Dans mon village natal de Touraine, il y avait cent habitants, avec un boulanger, un boucher, un charcutier, un tonnelier, un peintre en bâtiment, qui était aussi barbier, une épicerie où l’on trouvait de tout, comme dans le magasin général d’autrefois, en Amérique du Nord. On avait aussi, bien sûr, un bistrot. Dans le voisinage, un sabotier, un menuisier, un maréchal ferrant. Tout ce monde fort animé a disparu.
Nous n’avions pas d’église. Le village, perché sur une colline, tient son nom, Les Roches Saint-Paul, de la pierre (la «roche») dont il est construit et d’un tumulus («roc sacré»). Il y a comme ça, dans toute la région, une série de villages au toponyme issu d’une préhistoire aux rites païens, dont la célèbre Roche-Clermault, chère à Rabelais. Saint Paul est venu, avec le christianisme, coiffer la religion des tumulus, mais pas avec assez de force pour bâtir une église dans le lieu bien païen de mon village. C’est le café épicerie qui servait de lieu de rencontres, sinon de culte pour le fameux cabernet franc des «coteaux modérés», le Chinon.
Le village comptait sept fermes où l’on élevait veaux, vaches, chevaux, cochons, chèvres, moutons¸ poules, dindes, pintades. Le soin de cet élevage était laissé aux femmes, tandis que les hommes s’occupaient de la culture des céréales et de la vigne. L’hiver, ils coupaient et fendaient le bois qui servirait au chauffage de la maison. Toute l’année, le village était traversé par les troupeaux de vaches que l’on menait paître dans la vallée. Elles marquaient, sur le chemin de terre du village, les traces de leur passage. Les chèvres, bouc en tête, en laissaient de discrètes, mais plus odorantes. Les chevaux crottaient sans plus de façon eux aussi. Le cantonnier nettoyait la rue mais bien des gens collectaient tout ce qui pouvait servir à fumer le jardin.
Jean-Jacques Rousseau aurait trouvé cette vie campagnarde idéale. Elle avait certes de grands charmes, surtout quand on n’en voyait que des illustrations graphiques, merveilleux moyen de ne garder que le bon côté des choses. Ainsi, pour les quatre saisons de la vie agreste, les Riches Heures du Duc de Berry. Ces enluminures colorées sont une exquise illustration, vue du côté idyllique, d’une campagne française allègre et animée.
Mais, Gilbert, qui est né au village, il y a soixante-dix ans, a expérimenté tout petit les aspects moins enthousiasmants d’une vie rurale éreintante, de quinze heures par jour. Aussi quand les usines Michelin sont venues s’installer dans la région et ont commencé à recruter du personnel, a-t-il abandonné, à vingt ans, la ferme paternelle, sans remords. Quelques regrets sont venus plus tard et il est retourné, célibataire, habiter une maison du village qu’il a joliment modernisée. Mais ils sont peu dans son cas. Tous les autres jeunes, installés à la ville, y sont restés avec femme et enfants. Les vieux, abandonnés, démunis, ont vendu leurs terres à une nouvelle génération, passée par les écoles d’agriculture. Avec l’aide du gouvernement, ils se sont équipés de monstres mécaniques, comme au Texas. Un seul gère maintenant les terres des sept fermes disparues de mon village. Assis dans la cabine de son tracteur, il laboure, sème, asperge d’insecticides et d’herbicides, récolte et bat son blé sur place. Les viticulteurs font eux aussi le plus gros de la taille et toute la vendange à la machine.