L’effrontée de Cuba

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Publié 17/03/2009 par Pierre Léon

On nous avait prévenus. Ils n’avaient effectivement presque rien. On leur mesurait toutes les fournitures scolaires à ces pauvres écoliers cubains. Notre valise, bourrée de cahiers, stylos, crayons de couleurs de toutes sortes, avait été un trésor déversé sur la petite école de Las Brisas. On nous avait largement payés en chants cubains. Touristes canadiens, nous venions d’un pays de rêve où l’on peut gaspiller le papier et faire des dessins en couleur. On s’était fait bien des amis!

Un matin, j’étais allé sur les rochers qui bordent un promontoire, le long de la mer. C’était jour de congé et l’une de mes petites écolières de Las Brisas était là, à regarder son grand-père, pêcheur, qui ne pêchait rien. Il jetait inlassablement son lancer, d’un air battu d’avance. La fillette, belle brunette, rire aux dents blanches, teint pain d’épice, yeux noirs, air joliment effronté, vint se planter devant moi, dès qu’elle m’eut aperçu.

– Tu me reconnais? Tu m’as donné un cahier, des crayons de couleurs et une gomme, hier, à l’école.

Bien sûr, je la reconnaissais! Pieux mensonge dont elle fut ravie. Elle venait d’avoir douze ans et mon cadeau, m’apprenait-elle, tombait juste pour sa fête. Chouette! Non?

– Mais pourquoi donc dessines-tu sur les rochers au lieu de le faire sur ton cahier?

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Elle l’avait donné à l’une de ses soeurs, qui était bien malade, à l’hôpital. Elle me montra l’anfractuosité d’un rocher où elle cachait ses crayons de couleur pour qu’on ne les lui vole pas.

– J’en ai plus que la moitié. J’ai prêté les autres à ma soeur. J’ai gardé le jaune, le rouge et l’orange parce que, ces couleurs-là, on les voit bien sur les rochers.

Elle savait dire «bonjour, au revoir, merci», en français. Moi, j’étais ravi d’essayer mon mauvais espagnol en si charmante compagnie. Elle m’apprit qu’elle se nommait Maria del Pilar. Mais je pouvais l’appeler, comme tout le monde, Pilar. Revenant à son grand-père qui nous surveillait du coin de l’oeil, elle me dit:

– Grand-mère dit que, autrefois, il prenait beaucoup de poissons. On les vendait au marché et on vivait bien. Maintenant, il ne prend plus rien. Tu sais pourquoi?
– Non. Raconte.
– Tu vois, les touristes, avec leurs bateaux à moteur, ils viennent tourner à toute vitesse, juste devant Grand-Père. Ça les fait rire parce qu’ils l’éclaboussent. Ils le prennent en photo à cause de son grand sombrero. Ça lui est égal. Il ne dit jamais rien. Mais les poissons, eux, ils aiment pas ça. Et lui, il est triste.

Le grand-père acquiesçait de la tête. Pour avoir du poisson, il aurait dû aller très loin. Il ne pouvait plus. Il était trop vieux. Mais il s’obstinait à venir à ce même endroit chaque jour.

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– Tu sais, dit Pilar en riant, il attrape quand même un poisson tous les six mois!

Elle m’apprit que la vieille chevrière, que j’avais rencontrée dans les dunes, était sa grand-mère. Heureusement qu’elle était là pour s’occuper d’elle et de ses trois frères et sœurs. Elle faisait des fromages avec le lait de ses biques maigrichonnes. Elle allait le vendre au marché.

– Et ton papa et ta maman, qu’est-ce qu’ils font?
– J’ai pas de papa. Maman, on la voit, des fois le dimanche. Mais elle travaille loin, en ville, pour les touristes. Je sais pas ce qu’elle fait mais elle a jamais d’argent. Des fois, c’est grand-mère qui lui en donne. Moi, quand j’en aurai, je m’achèterai plein de cahiers! Et aussi des desserts au chocolat!
– Tiens! J’ai deux dollars dans ma poche. Je te les donne pour t’acheter un autre cahier.
– Ça servira à rien parce que y en n’a pas dans les magasins. Je peux continuer à dessiner sur les rochers. Mais, si tu veux bien, je les donne à mon grand père, tes deux dollars?

Le grand-père s’était levé son sombrero à la main, se confondant en remerciements où revenaient les mots:
– Señor! Pour moi, c’est une fortune! Une fortune!

Ils vivaient, les quatre enfants de sa fille, la grand-mère et lui, avec l’équivalent de dix dollars par mois. Deux dollars, ce serait une semaine faste!
Pilar s’était remise à dessiner sur les rochers noirs, des maisons fantastiques avec de grandes tours jaunes, oranges et rouges.

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– C’est quoi, Pilar?
– Des châteaux! Tu vois pas?

Si, je voyais bien les rêves de Pilar et de son monde fantasmatique, dans un pays royal, où on mangerait des desserts au chocolat.

– Pilar, je pars demain matin.
– Non. Tu restes. On va parler français, je te jure.
– C’est pas possible. Mais, tu sais, tu vas apprendre le français et, l’an prochain, je reviens, avec des crayons de couleur, et on parle français. D’accord?
– D’accord. Je promets d’apprendre le français. Toi, tu promets de revenir?

Je regrette encore, après bien des années, de n’avoir pas pu tenir ma promesse. Les aéroports, les tracas douaniers, policiers, les avions en retard, les bus en panne, les valises perdues, tout cela n’était déjà plus de mon âge.

Cette après midi-là, je dis à Pilar de passer à mon hôtel, tout près, pour me dire au revoir, après dîner. Vers neuf heures. Elle demanderait le Canadien dont je lui écrivis le nom. Oui, c’était le mien, bien sûr. Elle enfouit promptement le bout de papier dans sa poche, comme un trésor.

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Quand elle viendrait, je comptais bien lui donner un cahier et une boite de crayons de couleur, qui me restaient dans ma chambre. Je lui offrirais aussi un de ces plantureux dessert au chocolat, dont nous autres, touristes, étions gavés.

Je l’attendis longtemps sur la terrasse de l’hôtel où je lui avais donné rendez-vous. Pilar ne vint jamais. J’eus l’explication le lendemain matin, au moment où nous partions. Le portier m’apercevant me dit:

– Il est venu, hier soir, une môme entêtée, qui voulait absolument vous voir. Elle prétendait vous connaître. Elle s’est mise à chialer parce qu’on l’empêchait d’entrer. Si on les croyait, tous ces petits morveux qui rôdent autour de l’hôtel, on n’en finirait pas. Je l’ai fichue dehors avec une bonne paire de gifles, la petite effrontée!

* Ce texte est extrait d’un recueil de nouvelles de Pierre Léon, L’Effrontée de Cuba, Toronto, GREF, dont Antonio d’Alfonso dit dans le dernier numéro de Liaison: «Courez vite l’acheter!»

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