Le rapatriement de la Constitution, un coup d’État?

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Publié 09/04/2013 par Martin Ouellet et Lia Lévesque (La Presse Canadienne)

à 16h15 HAE, le 9 avril 2013.

QUEBEC – Québec exige que le gouvernement fédéral «ouvre les livres» sur les événements qui ont mené au rapatriement de la Constitution par le gouvernement libéral de Pierre Elliott Trudeau en 1982.

Les révélations «troublantes» de l’historien Frédéric Bastien sur les agissements de la Cour suprême du Canada remettent en cause la légitimité de cet épisode charnière de l’histoire, a affirmé mardi le ministre des Affaires intergouvernementales et à la Gouvernance souverainiste, Alexandre Cloutier.

Dans son ouvrage intitulé La bataille de Londres, l’auteur écrit que le juge en chef de la Cour suprême à l’époque, Bora Laskin, a fourni des renseignements aux autorités britanniques et canadiennes sur les tractations entre magistrats qui délibéraient sur la légalité du projet de rapatriement.

Un autre juge de la plus haute cour du pays, Willard Estey, aurait aussi avisé Londres secrètement à l’automne 1980 que la Cour suprême se saisirait du dossier constitutionnel.

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Séparation des pouvoirs

Les deux juristes de haut niveau auraient ainsi violé le principe de la séparation des pouvoirs politiques et judiciaires, selon Bastien, dont l’ouvrage est le fruit de huit ans de recherche, notamment dans les archives du Foreign Office.

Outré par l’intervention alléguée des juges dans le processus politique, le ministre Cloutier a réclamé que le gouvernement fédéral rende disponibles toutes les informations entourant l’exercice mené par l’ex-premier ministre Trudeau.

Il est anormal, a fait valoir le ministre péquiste, qu’il faille se rendre à Londres pour obtenir des renseignements. Il importe, a-t-il dit, de «faire la lumière» sur le rôle joué par Ottawa et la Cour suprême dans le «coup de force» constitutionnel de 1982.

«Tout le monde doit répondre de ce qui s’est passé et tout le monde doit collaborer pour que la lumière soit faite. Le premier ministre Stephen Harper doit ouvrir ses livres, doit ouvrir les archives pour que la lumière soit faite, et on ne doit pas avoir peur de la vérité», a déclaré le ministre.

«Non seulement on s’est fait imposer une Constitution dont les Québécois ne voulaient pas, mais, en plus, il y a eu de l’intervention de juges qui sont déjà nommés et choisis par le gouvernement fédéral», a-t-il ajouté en point de presse.

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Coup d’État constitutionnel

Le gouvernement du Québec ne restera pas les bras croisés devant ce que l’historien qualifie de «coup d’État constitutionnel», a fait comprendre la première ministre Pauline Marois.

Le conseil des ministres sera saisi de la question mercredi pour déterminer la marche à suivre.

«Nous allons voir les mesures que l’on pourra prendre, s’il y a lieu. Les Québécois ont droit à la vérité», a dit Mme Marois, avare de détails.

En l’absence du chef libéral Philippe Couillard — en faveur de l’intégration du Québec dans le giron constitutionnel — le chef parlementaire Jean-Marc Fournier est demeuré prudent.

L’épisode du rapatriement de la Constitution, sans l’accord du Québec, est certes un «rendez-vous manqué», a-t-il noté en marge d’un caucus du parti.

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Quant à l’intervention politique des juges, il s’agit, selon lui, d’allégations qu’il faut aborder avec circonspection.

«Si jamais c’était avéré, certainement ce serait troublant», a-t-il concédé, se disant en accord pour que le gouvernement fédéral fasse preuve de transparence dans ce dossier.

«Tous les livres peuvent être ouverts, y a pas de problème avec ça, a-t-il lancé. Ceci étant, qu’est-ce qu’on va découvrir? Qu’un juge a fait le rapatriement?»

Ça change quoi?

Pour sa part, le chef de la Coalition avenir Québec (CAQ), François Legault, s’est montré franchement agacé lorsque les journalistes lui ont demandé de commenter la faute éthique grave attribuée à la Cour suprême.

Le chapitre du rapatriement unilatéral de la Constitution est tourné et appartient au passé, peu importe les turpitudes d’une partie ou l’autre, a estimé M. Legault.

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«Ça pose des questions mais ça change quoi dans la vie des Québécois? Si on dit: ‘on va donner une tape sur les mains au gouvernement de l’époque il y a 30 ans’, OK. Moi je veux avoir toute l’information mais ça change quoi concrètement, est-ce que quelqu’un peut me dire qu’est-ce que ça change pour les Québécois?», a-t-il insisté.

Du côté fédéral, la réponse à la requête du ministre Cloutier a été aussi lapidaire que prévisible. Le gouvernement du Canada ne va pas jouer le jeu du Parti québécois, a-t-on indiqué.

«D’emblée, moi je comprends que le PQ veut simplement ouvrir les chicanes avec l’ancien gouvernement libéral de Trudeau», a déclaré Carl Vallée, attaché de presse du Bureau du premier ministre.

«On n’a pas l’intention de jouer dans ce film-là et puis on va rester concentrés sur ce qui préoccupe vraiment les Québécois, c’est-à-dire les emplois et l’économie».

Bora Laskin

Dans son ouvrage La bataille de Londres – dessous, secrets et coulisses du rapatriement constitutionnel, l’historien Frédéric Bastien lève le voile sur le rôle important et méconnu du juge en chef de la Cour suprême, Bora Laskin, dans le rapatriement de la Constitution.

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L’historien parle même d’un «rôle secret» du juge Laskin qui désirait lui aussi obtenir une charte des droits, tout comme le premier ministre canadien de l’époque, Pierre Elliott Trudeau.

M. Bastien a pu révéler ces informations grâce à la documentation obtenue du Foreign Office à Londres et grâce à des entrevues réalisées avec des acteurs de l’époque, puisqu’au Canada, le Conseil privé s’est refusé à lui donner toutes les informations demandées. Du Conseil privé, il n’a obtenu que des documents caviardés. Il a tout de même eu des documents du ministère des Affaires étrangères du Canada.

Et alors que l’ancienne première ministre britannique Margaret Thatcher vient de mourir, l’historien relate qu’elle a joué un rôle pour modérer l’empressement et l’appétit de Pierre Elliott Trudeau, qui voulait obtenir le rapatriement de la Constitution avec une charte des droits, peu importe l’opinion des provinces, et malgré les réticences en Grande-Bretagne.

Trudeau voulait expédier l’affaire

Dans le récit d’une conversation de novembre 1980 entre Margaret Thatcher et le chancelier allemand Helmut Schmidt, rédigé par le conseiller Michael Alexander et obtenu du Foreign Office grâce à la Loi d’accès à l’information, il est expliqué que le gouvernement Trudeau veut passer par Westminster pour obtenir sa charte des droits, parce qu’il est incapable d’en obtenir une lui-même au Canada.

«La première ministre a affirmé que tout serait simple si le rapatriement était la seule question en jeu. Malheureusement, le gouvernement canadien veut également une charte des droits. Il a adressé cette requête à Westminster parce qu’il n’est pas en mesure d’obtenir un accord à ce sujet au Canada», rapporte le conseiller qui relate les échanges entre Mme Thatcher et M. Schmidt.

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Le rôle du juge Bora Laskin est détaillé plus loin par l’historien.

«Laskin, grand partisan de la charte, est manifestement en contact direct avec le pouvoir exécutif; il parle à quelqu’un de haut placé au sein du gouvernement fédéral, lequel fait suivre le message au gouvernement britannique», écrit-il dans son ouvrage.

Les Britanniques «ont été informés grâce à Laskin que la Cour suprême se saisirait de la question du rapatriement et l’expédierait promptement. (…) Il est évident que la rapidité avec laquelle il entend mener le processus vise à servir la cause d’Ottawa à Londres», écrit encore l’historien.

Londres s’inquiète

Au cours d’une rencontre avec la presse lundi, dans les bureaux des Éditions Boréal à Montréal, M. Bastien a expliqué qu’il voyait là carrément un coup d’État, parce qu’il y a eu violation de la règle de la séparation entre les pouvoirs juridique et exécutif. «Quand vous violez une règle constitutionnelle pour obtenir un changement constitutionnel, c’est un coup d’État», a-t-il résumé.

Il cite d’ailleurs le haut-commissaire britannique à Ottawa, John Ford, qui fait lui aussi référence à un coup d’État du gouvernement Trudeau dans une note du 30 avril 1981 adressée à Lord Carrington, le ministre des Affaires étrangères, obtenue du Foreign Office.

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«Au moment de terminer sa mission à Ottawa, il (John Ford) met Londres en garde une dernière fois dans une dépêche très bien reçue par ses collègues et certains ministres. L’ensemble de ce qui se passe, dit-il, est une ‘véritable tentative de coup d’État en vue de modifier l’équilibre des pouvoirs dans la Confédération’», relate l’historien, citant la note de John Ford.

M. Bastien enseigne maintenant l’histoire au Collège Dawson à Montréal. Il a fait son doctorat en histoire et politique internationale à l’Institut universitaire des hautes études internationales de Genève. Il a publié deux autres ouvrages portant notamment sur les relations France-Québec. Il a également enseigné à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université d’Ottawa.

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