Le frère retrouvé

Partagez
Tweetez
Envoyez

Publié 22/04/2008 par Dominique Denis

J’ai mis un certain temps à arriver à Sylvain Lelièvre. Pourquoi? Il n’y a, a priori, rien de rebutant dans l’œuvre de l’auteur-compositeur qui nous a quittés un 30 avril 2002, à 59 ans à peine, alors qu’il revenait des Îles-de-la-Madeleine, où il venait d’offrir un atelier d’écriture, ce qui constituait sa passion et même sa vocation.

J’aurais dû m’intéresser à lui plus tôt, ne serait-ce que pour des raisons sentimentales: en effet, Lelièvre est né à Limoilou, le même quartier de la basse-ville de Québec où mon père avait vu le jour une quinzaine d’années plus tôt.

Mais à l’époque où, gamin, je découvrais «cette Amérique qui chante en français», d’abord par le biais de Beau Dommage (dont j’écoutais les deux premiers microsillons en cachette, puisqu’ils appartenaient à mon frère et ma soeur aînés, et que je n’avais pas encore le droit de toucher au «système de son» familial), l’auteur de Marie-Hélène ne figurait pas au programme.

Même chez mes cousins de Shawinigan, qui étaient plus âgés et savaient donc tout, on ne jurait que par Plume ou Aut’Chose, pourvoyeurs de frissons autrement plus corsés.

Et puis voilà que depuis quelques années, je suis prêt à recevoir ce que Sylvain Lelièvre avait à offrir: des chansons qui ne font jamais dans l’esbroufe ni dans la démagogie fleurdelysée, et qui sont d’autant plus émouvantes qu’elles refusent de tirer les grosses ficelles de l’émotion. Lelièvre, c’est un peu le frère dont j’aurais découvert l’existence sur le tard, et dont la voix venait me chercher au seuil d’une quarantaine plus ou moins sereinement assumée.

Publicité

Il m’était donc impossible de considérer cette œuvre par la lentille déformante de la nostalgie. Bien sûr, le propos est ancré dans son époque, qui était celle des grandes remises en question collectives et individuelles, mais quelque part, les questions qu’elles soulevaient n’ont rien perdu de leur pertinence.

Et comme le ferait un vrai frère, les chansons de Lelièvre ne jugent pas, ne prêchent pas: elles écoutent autant qu’elles parlent.

Voilà ce qui me passe par la tête alors que je découvre – enfin – ce premier album officiel de Lelièvre, celui qu’il avait lancé en 1973 sur Le Nordet, la maison de disques de Vigneault (rappelons que c’était le barde de Natashquan qui avait rendu possible un des premiers concerts du jeune auteur-compositeur, dix ans plus tôt).

Le microsillon en question s’était vendu à 267 exemplaires, nous dit-on, et ce n’est qu’après coup que quelques-unes de ses chansons (Toi l’ami, Le fleuve) connaîtraient un certain rayonnement. Exclu du l’intégrale parue en 2000, puisque Lelièvre avait prévu de le réenregistrer, cet album nous est enfin restitué sur Chansons retrouvées (GSI Musique/Sélect).

On y retrouve une voix qui force encore çà et là, à la façon de celui qui essaie un peu trop fort de faire passer son message, mais sur l’essentiel, tout l’ADN musical et poétique de Lelièvre est déjà en place dans ces 11 chansons d’une étonnante maturité.

Publicité

Dès Toi l’ami, hymne à la fraternité d’autant plus réussi qu’il aurait pu donner lieu à un ramassis de sentiments mielleux, on reconnaît ce qui, chez Lelièvre, vient nous chercher: l’absence totale d’artifice. Et grâce au métier de l’écriture, son mal de vivre ne dérape jamais dans le nombrilisme du journal intime.

Mais ce que nous rappelle Chansons retrouvées – et ce qui en fait un véritable événement – c’est que cet Opus 1 était loin de représenter les premiers balbutiements de l’auteur-compositeur. Depuis près de dix ans, en effet, Lelièvre sillonnait le Québec des boîtes à chanson et occupait les ondes de Radio-Canada, en tant qu’animateur de l’émission D’un chansonnier à l’autre.

La plupart des titres du CD 1 de ce coffret sont des captations radiophoniques, mais les cinq premiers morceaux remontent encore plus loin, à 1966, alors qu’on retrouve un Lelièvre résolument Rive-Gauche sur la scène de l’auditorium du collège Saint-Jean Eudes, son alma mater.

On sent le jeune homme plutôt nerveux, comme en attestent d’occasionnelles fausses notes, évoluant encore sous diverses influences, notamment celles de Ferré et de Brel, mais aussi de Claude Léveillée, et cherchant encore sa voie – et sa voix. Lelièvre n’a jamais été du genre à joualiser par principe, mais ici, il y a quelque chose de touchant dans la façon dont il articule sa québécitude dans un français dont le vocabulaire et même l’accent sont empruntés directement de ses modèles d’outre-Atlantique.

Mais à peine deux ans plus tard arrivaient les premiers chefs-d’œuvre, quelques chansons dont on peut regretter qu’elles soient restées si longtemps dans l’ombre, comme ce Avec une craie blanche qui suggère que le jeune homme de Limoilou avait aussi lu ses poètes, se balisant un espace d’expression entre Baudelaire, Apollinaire et Prévert («Avec une craie blanche au dos des trottoirs gris/Dessinent les enfants des tombes pour les feuilles/Et le vent vient levant se mêler à leurs cris/Mais ce sont nos vingt ans que les enfants défeuillent/avec une craie blanche au dos des trottoirs gris»).

Publicité

En quelques couplets – ou s’agit-il de strophes? – Lelièvre brouille la frontière entre chanson et poésie. Quoi de plus naturel pour celui qui affirmait qu’en composant des chansons, il avait le sentiment de faire un métier d’écrivain?

Cette chanson retrouvée, et plusieurs autres (Toi l’ami, évidemment, mais aussi Quand je pense et cet ode au printemps qu’est Germinal), je songe déjà au jour où je pourrai les partager avec mes étudiants dans le cadre du cours sur la chanson que j’offre à l’Alliance française (qu’on me pardonne la plogue éhontée!).

Parce que les meilleures chansons de Lelièvre, comme celles de Rivard ou Flynn ou Brel, offrent matière à réflexion et à frissons. Aussi riches sur le fond que rigoureuses par leur forme, elles constituent de précieux outils pédagogiques. Mais plus encore, comme ce frère que j’apprivoise enfin, ces chansons, j’en ai déjà fait des amis, des compagnons de route. Et ma route s’en trouve déjà moins solitaire.

Auteur

Partagez
Tweetez
Envoyez
Publicité

Pour la meilleur expérience sur ce site, veuillez activer Javascript dans votre navigateur