Le chagrin de mon père

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Publié 10/01/2012 par Pierre Léon

Dès mon retour au bercail paternel, je retrousse mes manches et me voilà au fournil de mon enfance. J’étais alors un bon boulanger, sachant combien mettre d’eau, de levure et de sel avec la farine, pétrir le tout à bras ou à la machine, laisser la pâte lever le temps prévu, peser, tourner les miches, grosses ou petites et les enfourner après les avoir griffées d’un coup preste de coupe-pâte.

Je savais aussi chauffer le four, y diriger la flamme avec le gueuloir, le nettoyer vivement à l’écouvillon, tester la bonne température avec un bout de pâte aplatie à la manière des pitas.

On appelle fouées, en Touraine, ces galettes qui, si le four est à la bonne température, gonflent et n’ont plus que la croûte du dessus et celle du dessous.

Un petit bout de beurre dedans, un grain de sel, c’est un délice, dont les fouaciers de Rabelais se régalaient ! Mais leurs fouaces étaient beaucoup plus élaborées que nos fouées rudimentaires.

Je continue à considérer ces dernières comme supérieures, étant une gourmandise salée et non sucrée.

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Pendant la guerre, la farine, rare, n’avait jamais été belle. C’était le temps du «pain noir», plein de son et de recoupes.

Quand il y avait le prétexte d’un mariage, d’une communion ou de toute autre occasion de se réjouir, on venait, en cachette, demander à mon père de faire du pain blanc, moyennant du blé, porté en secret au moulin.

Il en fallait des précautions pour ne pas être dénoncé par des jaloux aux Allemands ou aux contrôles des autorités du gouvernement. Le pain blanc de cette époque était symbole de fête et de défi.

En 1944, les Américains avaient offert généreusement des vivres aux Français qui manquaient de tout, en particulier de blé.

Un traducteur qui connaissait bien l’anglais avait traduit ce mot par corn. Or, en anglais d’Amérique, le terme a pris le sens de maïs. On a donc reçu des tonnes de cette farine jaunâtre.

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Hélas! La farine de maïs américaine refusait de faire du pain français. La pâte ne levait pas et le pain sortait du four en galettes informes. Pour nos palais, le goût était atroce.

Le comble était que ce nouveau pain nous donnait la colique! Mais il a fallu s’en contenter pendant bien longtemps encore.

J’aimais bien pétrir et surtout tourner, comme on appelle le façonnage de la pâte légèrement farinée, pour en faire un joli pain.

Il y a là la volupté du masseur et celle du sculpteur primitif. C’est doux, malléable, à la fois résistant et souple.

Un plaisir créatif. J’adorais enfin le pain blond sortant du four avec sa croûte craquante et son odeur appétissante. Je l’ai traînée toute ma vie après moi.

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Mon père se réjouissait de me voir si plein de bonnes dispositions boulangères. Comme j’avais échoué au fameux concours de Saint-Cloud, il se disait que je ne retournerais peut-être pas me frotter aux Parisiens. Je prendrais sa succession au pétrin.

Il fut long à m’en parler. Il n’aimait pas aborder les sujets familiaux graves, celui-là lui nouait les tripes. Les vacances universitaires allaient se terminer.

Il faudrait prendre une décision cruelle pour lui. Très émotif, comme je l’ai toujours été moi-même, il ne disait rien sur le sujet. Un jour pourtant, s’arrêtant brusquement de pétrir, les mains pleines de farine, il lâcha:

– Vas-tu retourner à Paris? Tu sais que tu pourrais être plus tranquille ici.

– Oui, Papa, mais je n’ai pas envie de finir ma vie comme boulanger.

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– Tu sais que les temps sont durs et qu’il nous sera difficile de t’aider si tu recommences des études sans bourse.

Là, il reprenait le couplet que j’avais cent fois entendu. Blum et après lui tous les socialistes s’étaient toujours opposés à l’augmentation du prix du pain, devenu emblématique pour le populo, alors que le coût de la vie pour tous les autres produits n’avait jamais cessé de croître.

Un métier de chien que la boulange! Travailler jour et nuit, fêtes et dimanches, faire le pain, le porter au diable à la campagne, le vendre presque toujours à crédit, et tout ça pour gagner trois fois rien.

– Alors pourquoi voudrais-tu me condamner au même sort? On est à la campagne.

La France devient citadine. Tous les petits commerçants du village vont disparaître et la boulangerie avec.

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– Justement, il faut faire quelque chose. Ton frère n’a pas l’air plus décidé que toi…

Il perdit vite pied et je voyais, sur son visage en sueur, des larmes couler. Je les ai revues longtemps, pensant tout de même qu’il finirait par ne pas regretter de m’avoir laissé partir.

On avait joué là, ensemble, la Chèvre de Monsieur Seguin, mais j’espérais un meilleur dénouement.

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