L’âge d’or des relations franco-canadiennes

Interview avec Brian Mulroney

Partagez
Tweetez
Envoyez

Publié 14/11/2006 par Aurélie Lebelle

Le XIe Sommet de la Francophonie, qui s’est tenu à Bucarest en septembre dernier, a connu de nombreux soubresauts. Le Canada s’est notamment fait remarquer en défendant un point de vue pro-américain à travers la voix de son premier ministre, Stephen Harper, et de nombreux pays ont adhéré à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), créant une polémique sur le véritable caractère francophone de certains membres.

À l’origine, le Sommet de la Francophonie attestait l’entente entre ses deux principaux bailleurs de fond, le Canada et la France. Il concrétisait une politique de reconquête en faveur de l’entente Paris/Ottawa/Québec, entachée en 1967 par la célèbre formule du Général De Gaulle «Vive le Québec libre!»

La relation privilégiée entre les deux pays fut à son apogée dans les années 80 et 90 lorsque Brian Mulroney et François Mitterrand dirigeaient le Canada et la France. Ententes internationales, partenariat mais aussi amitié sincère décrivent les rapports entre les deux personnages emblématiques de la période.

L’Express a interviewé Brian Mulroney afin de cerner les liens qui unissaient la France et le Canada à l’époque mais aussi pour évoquer son amitié avec l’ancien président socialiste.

L’Express: Beaucoup de gens disent que l’entente entre Paris, Ottawa et Québec est due à votre politique et à votre amitié avec François Mitterrand. Comment l’expliqueriez-vous?

Publicité

Brian Mulroney: Lorsque je suis arrivé au pouvoir en 1984, le Président Mitterrand était au pouvoir à Paris et son Premier ministre était Laurent Fabius. La possibilité de créer le Sommet de la Francophonie était bloquée par le gel des relations Paris/Ottawa et il était impossible de mettre en oeuvre une entente Paris/Ottawa/Québec.

Lorsque je suis arrivé au pouvoir, je voulais mener une politique pour décrisper les relations avec le Québec puis avec Paris. J’ai rencontré Laurent Fabius, qui est un excellent collaborateur, et j’ai ensuite rencontré François Mitterrand.

Cette rencontre a donné lieu à la naissance du Sommet de la Francophonie. À cette époque, le Canada et la France étaient les deux grands bailleurs de fonds et les seuls membres du G7 qui participaient à la francophonie.

L’Express: Comment décririez-vous vos rapports avec François Mitterrand?

B.M: François Mitterrand est un grand homme et un leader de vision, de fermeté et de courage. Il est devenu un excellent ami et un grand collaborateur. Nous avons eu des relations fécondes entre nos deux pays pendant nos mandats. J’ai appris à le connaître et j’ai toujours été impressionné parce qu’il gardait la notion de l’État, du rôle du Président, du rôle de la France, de la langue et de la culture françaises. Tous ses gestes et toutes ses décisions étaient réalisés en fonction de son désir d’épanouissement de la France.

Publicité

L’Express: La création du Sommet de la Francophonie est l’un des meilleurs exemples des relations étroites entre la France et le Canada à cette époque. Pensez-vous que le Sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Bucarest est fidèle au projet initial?

B.M: Le premier Sommet de la Francophonie a marqué la création de TV5, qui devait être l’instrument de collaboration concrète des pays parlant français.

On a dépassé l’objectif avec l’inclusion de pays dont les liens avec la francophonie sont éphémères. Mais la situation a changé. Quand nous avons commencé, il y avait la France, le Canada, la Belgique et la Suisse qui étaient les pierres angulaires et bien sûr les pays africains francophones. À ce moment-là, on pouvait parler d’homogénéité culturelle et linguistique. Aujourd’hui, on a dépassé cela, c’est différent.

L’Express: Est-ce que vous considérez que l’évolution du Sommet va tout de même dans le sens du projet initial?

B.M: Au départ, nous voulions créer un pendant français et francophone du Commonwealth. Finalement, cela a été et demeure un véhicule très important pour la promotion de la francophonie. C’est une des très belles réalisations de François Mitterrand car son objectif principal était le lancement du Sommet et cela a été un succès international.

Publicité

L’Express: À l’époque le Canada et la France étaient souvent d’accord lors des réunions internationales de l’ONU ou du G7. Comment l’expliqueriez-vous?

B.M: Je suis de souche irlandaise mais je suis francophile, vivant au Québec, et 99,9% de ma circonscription électorale à la Chambre des communes était francophone. Étant francophile, j’ai toujours admiré les ambitions françaises au niveau international et j’ai donc vite compris les ambitions de la France.

L’Express: Quels étaient les sujets phares où les deux pays s’entendaient?

B.M: J’étais en accord avec François Mitterrand et lui était en accord avec moi: nous avons fait équipe lors de diverses questions comme le combat contre l’apartheid ou pour l’effacement de la dette des pays en voie de développement. Nous étions les deux pays en tête de file sur ces sujets lors des réunions du G7. En 1987, la première politique sur l’effacement de la dette a été générée par la francophonie. Avec tout cela, François Mitterrand et moi étions partenaires au niveau international.

L’Express: François Mitterrand ne voulait pas céder aux États-Unis et à Reagan sur certaines décisions des sommets du G7. Comment avez-vous réussi à rester neutre?

Publicité

B.M: J’avais souvent l’occasion d’intervenir en sa faveur auprès des Américains, que ce soit Reagan ou Bush, pour expliquer lors de discussions personnelles les priorités françaises. Je leur expliquais le comportement et les obligations de François Mitterrand face aux symboles français qui étaient dus à l’intérêt national du gouvernement mais aussi aux intérêts français pour la culture et la langue.

Cela n’était pas toujours évident pour les Américains de comprendre cette vision. Mitterrand savait ce que je faisais et il appréciait beaucoup cela. Nous avons travaillé ensemble avec beaucoup d’amitié et de fraternité pendant des années.

J’ai prononcé un discours lors des funérailles de Reagan à Washington où je citais, en français, François Mitterrand. J’expliquais à l’époque à Reagan les nuances de la politique étrangère et la position française et le fait qu’il devait accepter une telle position car elle était dépourvue d’hostilité.

Il est vrai que parfois Mitterrand était agressif et qu’il n’avait pas sa langue dans sa poche mais il défendait la France avec beaucoup de rigueur.

L’Express: Est-ce que Mitterrand prenait parfois parti dans les questions qui touchaient au Québec?

Publicité

B.M: Mitterrand est venu la première fois lors d’un voyage d’État et il a parlé devant le Parlement. Il a visité tout le Canada, d’est en ouest. Il avait de la parenté dans l’Ouest canadien. Il aimait beaucoup le Canada et il n’encourageait pas l’esprit séparatiste du Canada. Je l’ai trouvé sympathique et brillant, comme un grand leader du monde moderne.

L’Express: Pensez-vous que la réponse de François Mitterrand («Je n’ai pas à me prononcer sur la souveraineté du Québec. Ce sont les Québécois qui ont à le faire. Ce n’est pas à un homme politique étranger de trancher ce débat.») lors de la conférence de presse de novembre 1998 sur l’éventuelle souveraineté du Québec a favorisé l’entente avec le gouvernement fédéral?

B.M: En 1967, le Général De Gaulle a fait son intervention à Montréal où il a prononcé cette formulation célèbre: «Vive le Québec libre!»

Le lendemain, François Mitterrand faisait une conférence de presse dénonçant l’intrusion d’un président étranger dans la politique d’un pays qui avait aidé la France dans les deux grandes guerres mondiales. J’ai toujours admiré le président Mitterrand pour cela.

L’Express: Comment décririez-vous l’entente actuelle entre les deux pays?

Publicité

B.M: Je pense que les relations entre la France et le Canada durant la période où j’étais en fonction, ont marqué l’âge d’or des relations entre nos deux pays. C’était une période fructueuse. Aujourd’hui, il y a des hauts et des bas.

Je me souviens que Mitterrand m’avais invité avec ma famille au fort de Briançon. Après mon départ de la vie politique, il m’a téléphoné pour me demander d’y retourner, ma femme et moi.

Un jour, j’étais à Paris et il l’a su. Il m’a donc appelé et m’a dit de venir à l’Élysée. Il avait fait sortir la garde républicaine pour nous recevoir avec ma femme. Il est sorti nous accueillir alors qu’il était déjà malade. Nous nous entendions très bien avec son épouse Danielle et ses collaborateurs, Hubert Védrine, Jacques Attali…

La dernière fois que je l’ai vu c’était à Colorado Spring, lors de sa dernière visite aux États-Unis pour l’inauguration de la bibliothèque George Bush. Nous avions fait une émission télévisée sur la fin de la guerre froide. C’était en octobre. Il est décédé quelques mois après.

L’Express: Vous avez néanmoins toujours eu un sujet tendu sur la question de la pêche avec St-Pierre-et-Miquelon. Pourquoi ce problème a-t-il toujours persisté?

Publicité

B.M: Il a fallu que l’on vive cette période difficile. La pêche a toujours été un sujet délicat, surtout la surpêche. Chirac était le Premier ministre à l’époque et il a été très bien même si c’est vrai qu’il y a eu des moments difficiles. Finalement, on a dégonflé le ballon. C’était le problème névralgique, même s’il y en a eu d’autres. Mais ces autres problèmes ne sautaient pas aux yeux.

L’Express: Quels étaient-ils?

B.M: Il y avait des problèmes de commerce international ou des problèmes face à l’attitude à avoir avec tel ou tel pays. Par exemple, le Canada était pour la réunification de l’Allemagne alors que la France était contre. Cela avait provoqué certains problèmes à l’occasion de nos rencontres.

Mais on comprenait très bien pourquoi cela était si difficile d’endosser la réunification de l’Allemagne pour des pays qui avaient vécu l’occupation.

L’Express: Est-ce que les liens personnels que vous pouviez avoir ont selon vous facilité certaines prises de décisions?

Publicité

B.M: Vu que nos deux pays ont vécu en paix pendant des siècles et que le Canada voit en la France une dimension indispensable de son histoire et de sa citoyenneté, la relation était vitale. En arrivant au pouvoir, j’ai rencontré un homme brillant, cultivé, disposé à une amitié avec le Canada, cherchant son succès au niveau international.

C’était donc facile et agréable pour moi de poursuivre une politique féconde avec François Mitterrand et son pays car j’admirais profondément les deux. Nous avons fait des choses enrichissantes pour nos deux pays.

Un jour, j’étais en Argentine alors que j’étais retraité. J’étais dans ma chambre d’hôtel, j’ai allumé la télévision et j’ai regardé TV5. J’ai regardé le réseau pendant tout mon séjour et j’avais des nouvelles de Paris et de Montréal. En arrivant à Montréal, j’ai appelé François Mitterrand et je lui ai dis que j’arrivais d’Argentine et que j’avais vu notre réseau de télévision. Il m’a répondu en riant, «Brian, on a réussi un bon coup!».

J’ai eu le privilège de naviguer avec des grands comme Reagan, Bush, Clinton et Thatcher. Et Mitterrand ne cédait pas sa place. C’était un grand monsieur.

Auteur

Partagez
Tweetez
Envoyez
Publicité

Pour la meilleur expérience sur ce site, veuillez activer Javascript dans votre navigateur