La sociologie: une nouvelle science?

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Publié 16/12/2008 par Gabriel Racle

Il est de mise de voir de nos jours des «sociologues» employés comme experts ou spécialistes par des institutions publiques, des organismes gouvernementaux ou politiques, ou des entreprises privées. S’agit-il d’une nouvelle discipline qui se répand dans le monde du travail, et dans quel but, ou de débouchés pratiques d’une science jusque là confinée dans le monde universitaire?

Mais qui a inventé la sociologie, s’il en existe un inventeur? Le terme lui-même date de 1830 et c’est le philosophe français Auguste Comte (1798-1857) qui l’a créé. Il s’intéressait à une science de la société qu’il a d’abord dénommée «physique sociale», mais le terme étant utilisé par un statisticien belge, il a forgé le néologisme sociologie, qualifié de «barbare», parce qu’il est formé du latin socius (société) et du grec logos (discours). Toutefois, comme il ne s’agit pas d’une science exacte, on ne peut mentionner le nom d’un inventeur.

L’intérêt pour les sociétés et leurs phénomènes ne date pas d’hier. Les historiens de la pensée remontent jusqu’à Platon, Aristote ou Hérodote chez les Grecs, ou même Zoroastre dans le monde persan, tout en mentionnant nombre d’ouvrages plus récents comme L’esprit des lois (1748) de Montesquieu ou De la démocratie en Amérique, une étude de Tocqueville (1805-1859) concernant les États-Unis.

Mais ces ouvrages, comme d’autres, relèvent plutôt de la littérature et donnent une description de la société, telle qu’elle était ou devrait être. Et précisément, l’agitation sociable qui se répand en Europe vers la fin du XVIIe siècle remet en cause l’ordre établi, «fondé sur l’alliance du roi et de l’Église», comme le montre la Révolution française de 1789, qui n’hésite pas à guillotiner un roi. Et ces perturbations sociales se prolongeront au cours du XIXe siècle, marquées en Europe par des guerres et des insurrections.

À ce climat politique nouveau, où les sociétés se cherchent dans le désordre, s’ajoutent les effets de ce que l’on a appelé la révolution industrielle, qui transforme des sociétés à prédominance paysanne en sociétés à prédominance ouvrière. Comment, dès lors, «gérer» ces phénomènes sociaux nouveaux? Se fait alors sentir dans les milieux intellectuels la nécessité d’un «instrument» permettant de comprendre les mécanismes sociaux et de porter remède à la crise sociale qui perturbe l’Europe?

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«La biologie, la physique et la chimie connaissent des progrès considérables qui transforment la façon dont les hommes perçoivent leur environnement matériel. Certaines de ces disciplines participent par ailleurs à la révolution industrielle et trouvent des applications techniques qui modifient fortement les modes de vie. La sociologie sera portée par ce positivisme et nombre de sociologues emprunteront leurs modèles d’analyse à la biologie ou la physique. Les progrès des sciences et leurs applications semblent donc prouver qu’un discours scientifiquement fondé peut permettre d’intervenir sur le monde et de répondre aux problèmes que le siècle pose.» (Sociologie, WKP)

C’est dans ce contexte historique qu’interviennent quelques personnalités qui ont marqué leur temps et le nôtre, en ébauchant et en structurant une approche scientifique autonome des phénomènes sociaux, ce qui leur vaudra le titre de fondateurs ou de pères de la sociologie moderne. Et 2008, soulignent les historiens de la pensée, marque le 150e anniversaire de la naissance de l’un d’entre eux, Émile Durkheim. «Tout comme Karl Marx ou Max Weber (sociologue allemand) les deux autres «pères fondateurs» de la sociologie, Durkheim est l’un des «auteurs classiques» les plus lus, et la connaissance de ses livres fait aujourd’hui partie de la définition universelle de ce qu’est un sociologue.»

Cette citation provient d’une imposante biographie, la seule biographie moderne en français, d’Émile Durkheim publiée à l’occasion de cet anniversaire: «Marcel Fournier, Émile Durkheim, (1858-1917), Paris, Fayard, Histoire de la pensée, 940 p.» Cet ouvrage très fouillé permet de suivre non seulement la vie personnelle et la carrière professionnelle de Durkheim, mais de comprendre l’importance de sa contribution à la fondation d’une sociologie scientifique. Car M. Fournier replace Durkheim dans l’histoire de la sociologie de son temps, en débordant du cadre purement français.

Professeur de philosophie, c’est en devenant professeur de pédagogie et de sciences sociales que ce fils de rabbin entrouvre la porte de la sociologie à Bordeaux, pour finalement l’ouvrir en grand à Paris, dans la prestigieuse Sorbonne. «Durkheim acquiert la conviction que la sociologie, une discipline “née d’hier et en train de se constituer laborieusement”, n’est ni un chapitre de la psychologie, ni une dépendance de la biologie, qu’elle est une “science indépendante et sui generis”, et qu’elle a un objet propre, la société.» (M. Fournier, citant Durkheim, p. 85) «La sociologie sort maintenant de l’âge héroïque. On ne lui conteste plus le droit d’exister.» (É. Durkheim)

Toute l’œuvre de Durkheim va consister à donner corps à cette «nouvelle» science. Dans ses nombreux ouvrages et articles, notamment De la division du travail social (1893), sa thèse de doctorat, Les règles de la méthode sociologique (1895), Le Suicide (1897), Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), il aborde d’une manière aussi solide que possible différents thèmes: l’individu dans sa relation à la société, la famille, le divorce, le travail, la politique, l’éducation, l’État, la religion, l’inceste, la maladie, la guerre, la mort, entre autres.

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L’excellent ouvrage de M. Fournier permet de suivre, dans le détail, la démarche de Durkheim, l’évolution de ses idées dans le contexte difficile des critiques ou des résistances à l’égard de cette nouvelle discipline, ou du bouillonnement d’idées de cette époque. Et il a le mérite de mettre en lumière le travail de Durkheim, dont le retentissement a dépassé le cadre de la sociologie française. On a calculé que parmi 8 353 articles publiés dans de grandes revues de sociologie des États-Unis, de 1895 à 1992, 6,3 % sont consacrés à des citations de textes de Durkheim. Si l’on introduit Durkheim dans un moteur de recherche d’Internet, des dizaines et des dizaines de sites en anglais lui sont consacrés, soulignant que «Émile Durkheim (1858–1917) is considered one of the most influential figures in the founding of modern sociology».

Ce que confirme M. Fournier au terme de son ouvrage fondamental pour saisir la personnalité et le rôle de ce sociologue: «Durkheim est le père fondateur de la discipline, au même titre que Karl Marx et Max Weber; il est même, aux yeux de certains le sociologue par excellence». (p. 917) Et il termine ainsi son livre: «L’œuvre de Durkheim a pris quelques rides, mais 150 ans après sa naissance, elle n’a rien perdu de son actualité et de son acuité.»

«Le bonheur est un art, et l’on peut apprendre tout art.»
– Émile Durkheim

Auteur

  • Gabriel Racle

    Trente années de collaboration avec L'Express. Spécialisé en communication, psychocommunication, suggestologie, suggestopédie, rythmes biologiques, littérature française et domaine artistique. Auteur de très nombreux articles et d'une vingtaine de livres dont le dernier, «Des héros et leurs épopées», date de décembre 2015.

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