La dictée selon Luck Mervil

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Publié 04/04/2006 par Martin Francoeur

C’est presque devenu une tradition. Chaque fois qu’est présentée la finale internationale de la Dictée des Amériques, je me fais presque un devoir de vous en glisser un mot. Je n’allais pas manquer ce rendez-vous orthographique cette année encore.

Cette année, le rôle du grand tortionnaire avait été attribué à Luck Mervil, une des belles voix de la chanson québécoise, mais aussi un artiste engagé, notamment dans diverses campagnes d’action humanitaire. Comme auteur de la dictée, il succède, entre autres, aux Guillaume Vigneault, Gaétan Soucy, Marie Laberge, Luc Plamondon, Hubert Reeves, Antonine Maillet et Marie-Claire Blais.

À première vue, sa dictée semblait plutôt accessible. C’est lorsqu’on s’y met vraiment qu’on se questionne, qu’on tente de se rappeler telle ou telle autre règle de grammaire, qu’on invente une orthographe à un mot que l’on ne connaît pas… La dictée, même dans les concours les plus sérieux, demeure un jeu auquel il est toujours plaisant de participer, peu importe le degré de difficulté. Le plaisir d’apprendre, de s’étonner devant une construction habile, de constater la beauté et les infinies possibilités de notre langue…

Luck Mervil avait forgé une dictée truffée de pièges traditionnels: quelques mots inconnus, des accords périlleux, des traits d’union embêtants, quelques noms propres qui nous font douter et un beau piège de sens conçu pour en faire trébucher plus d’un.

Comme dans toute bonne dictée, il y avait un accord de participe passé exceptionnel. Il fallait bien sûr savoir que le participe passé du verbe «se succéder» demeure toujours invariable. C’est le cas dans la construction «les millénaires qui se sont succédé», que l’on retrouvait dans le texte.

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Il fallait aussi savoir mettre des traits d’union à «chefs-d’œuvre», à «des meurt-de-faim» ou à «en porte-à-faux». Il fallait aussi savoir ne pas en mettre à des expressions comme «tout à fait» ou à des mots comme «postmodernes». On se heurtait aussi à des problèmes d’accord, comme dans les «calames acérés».

C’est bien beau de savoir que «calame» est un mot masculin, mais encore fallait-il savoir de quoi il s’agissait. C’est pourquoi il convient de l’inscrire dans la liste des mots peu courants insérés dans la dictée. En fait, un calame est un bout de roseau taillé de telle sorte qu’on pouvait l’utiliser comme plume pour écrire. Dans cette liste de mots compliqués, on peut ajouter «balafon», qui désigne un instrument à percussion formé de lames, comme le xylophone, et de calebasses servant de résonateurs.

Il y avait aussi le «lamantin» qui ne se «lamente» pas… Le lamantin est un gros mammifère aquatique, au corps en fuseau terminé par une nageoire non échancrée, vivant surtout dans les embouchures des fleuves des régions tropicales. Les «griots», quant à eux, sont des membres de la caste des poètes musiciens, dépositaires de la tradition orale. Le «filao», enfin, est un mot d’origine malgache qui désigne un conifère des pays tropicaux dont le bois est utilisé en menuiserie.

La perle de cette dictée demeurait sans doute la présence d’un nom propre, Senghor, en référence au poète et homme politique sénégalais Léopold Sédar Senghor. L’année 2006, qui marque le centenaire de sa naissance, est l’Année Senghor partout dans la Francophonie, où on lui consacre des centaines de manifestations. Décédé en 2001, il restera à jamais immortel, non seulement parce qu’il a été membre de l’Académie française, mais surtout en raison de sa contribution inestimable à la communauté francophone internationale. Plus loin dans la dictée, on retrouvait une construction qui nous obligeait à mettre le nom propre au pluriel en y ajoutant un «s».

Notons enfin qu’il y avait un autre piège de sens dans la dictée. Il s’agit de l’expression «en hérauts hiératiques», que plusieurs auraient pu être tentés d’écrire: «en héros hiératiques».

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Bien sûr la dictée est très difficile. Mais comme il s’agit d’un jeu, et que la raison d’être de cette dictée, c’est une finale internationale qui réunit les meilleurs à ce jeu de l’orthographe, il faut bien que le niveau de difficulté soit plus élevé. Un homme normal et une femme normale peuvent sans trop de honte commettre plusieurs fautes tellement les pièges sont nombreux, subtils et cruels.

Ce qui devient intéressant, c’est de comprendre ses fautes. De fouiller pour trouver les mots qu’on ne connaît pas. On se rend alors compte que la langue française est non seulement subtile ou difficile, mais aussi et surtout très riche. Vous voulez vous amuser? Courez vite sur le site Internet de la Dictée des Amériques, à l’adresse http://www.dicteedesameriques.com. Vous y ferez de très belles découvertes!

TEXTE DE LA DICTÉE

Combien de temps?

Combien d’années faudra-t-il pour faire comprendre aux habitants de cette planète que la vie est éphémère? Les millénaires qui se sont succédé n’y sont pas encore arrivés tout à fait. On dirait que des êtres malfaisants s’acharnent à détruire les chefs-d’œuvre que la nature a créés. Plus sanguinaires que visionnaires, ils échafaudent un plan d’enfer pour asservir leurs congénères. Ne les laissons pas faire!

En cette Année Senghor, comment transformer le nouvel ordre économique international en nouvel ordre culturel mondial, souhait de ce père de la Francophonie?

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Pourquoi pas par le chant, la parole et la musique? On rappe, on discourt, on crie, on écrit… Les mots – même ressassés – qu’on juge bon d’employer pour protester peuvent être des armes de persuasion massive.

Et pourquoi ne pas «allumer la lampe de l’esprit» et s’inspirer des griots accompagnés au balafon, des écrivains aux calames acérés ou des essayistes postmodernes? Leurs paroles finiront par s’imposer. Aux matérialistes insatiables qui promettent des mille et des cents aux dépens des déshérités et des meurt-de-faim, opposer la solidarité qui vainc tout. En butte aux récalcitrants malintentionnés, proposer l’ère de la justice, de la beauté et de la bonté.

Le lamantin ne se lamente pas, il chante dans la rivière. Le filao, le flamboyant et l’arbre à palabres se dressent résolument dans le ciel d’Afrique. Loin d’être en porte-à-faux, en phase avec les credo des Senghors qui, en hérauts hiératiques, portent la nouvelle d’une fraternité à venir, le dialogue des cultures cher à celui qui fut poète par-dessus tout est, sans contredit, la réponse aux politiques autarciques et à l’hégémonie économique.

«La poésie ne doit pas périr. Car alors, où serait l’espoir du Monde?»

Combien de temps pour s’entendre et s’entraider?

Auteur

  • Martin Francoeur

    Chroniqueur à l-express.ca sur la langue française. Éditorialiste au quotidien Le Nouvelliste de Trois-Rivières. Amateur de théâtre.

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