«Je ne crois pas en l’Amérique latine» – le sociologue Alain Touraine à Glendon

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Publié 29/04/2008 par Ulysse Gry

Alain Touraine, peut-être le sociologue français le plus connu sur le continent américain, était invité les 24 et 25 avril au collège Glendon de l’Université York. Il donnait une conférence sur l’Amérique latine qu’il étudie depuis 50 ans, dans le cadre d’un colloque sur la transculturalité des Amériques.

Il a posé de nouvelles bases pour la recherche sociologique, axées sur le sujet contre tout déterminisme objectiviste, avant de recevoir un doctorat honorifique des mains des présidents de Glendon et de l’Université York. En bon sociologue il a tenu à clarifier les choses pour L’Express, un peu énervé par «toutes ces bêtises que l’on dit sur l’Amérique latine».

Au cœur d’une cérémonie solennelle dans la chambre du sénat du pavillon York, Alain Touraine tient un discours personnel. Un retour sur des années de recherches et combats sociologiques et un appel pour l’avenir des sciences sociales, guidées par l’individu, donné en majorité en anglais. Sous son chapeau et son costume traditionnels, Alain Touraine rêve de modernité.

«On peut toujours agir, faire quelque chose.» Le sociologue de renommée mondiale se lève contre tout totalitarisme social et choisit d’étudier le sujet. Pour lui, défendre les droits de la personne commence par contrer tout déterminisme, du reste «partagés autant par le marxisme que le libéralisme».

Il annonce la fin de la société libérale et propose d’analyser les nouvelles forces conductrices. Forces selon lui guidées par la culture, venant chasser le pesant paradigme économique du XXe siècle. Dans ce tournant, les femmes s’inséreraient et trouveraient une voie. Voir leur voix, «après s’être vu refusé le droit de dire je, pour seulement nous».

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Quand on parle de totalitarisme, l’Amérique latine n’est jamais bien loin. Ce n’est pas un hasard si un tel défenseur des droits humains contre tout fatalisme s’est intéressé si longtemps à ces terres ravagées par l’Histoire. Après l’extermination, la colonisation et la dictature, l’Amérique latine demeure incomprise.

L’Express: Le thème du colloque était la transculturalité des Amériques. Va-t-elle en s’accentuant ou assiste-t-on à l’émergence de deux Amériques bien distinctes, avec la nouvelle orientation politique de nombreux pays du Sud?

Alain Touraine: Aujourd’hui la question, c’est si l’Amérique latine va à gauche ou non. Pour ma part je n’y crois pas. Il y avait avant un face à face terrible du monde, et l’attitude latino-américaine était l’affrontement en dehors: contre le fait d’être dominé et manipulé.

La Guerre froide est terminée et l’Amérique latine se met dans le monde, au même titre que la Chine. Le vrai débat, c’est Chavez. J’ai l’impression que les gens et les journalistes ont tendance à le prendre très au sérieux. Je ne suis pas sûr de cette importance, il a du pétrole, mais pas beaucoup de place.

Vous ne croyez donc pas à l’Amérique latine unie, dite bolivarienne, que souhaite créer Hugo Chavez?

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Non je n’y crois pas. Il n’y a pas de modèle là-dedans, mais plutôt de la corruption. Où va la Bolivie? Elle a un nouveau système, certes, mais qu’en fait-elle? Et le Brésil de Lula, où va-t-il?

Tous ces pays ne sont pas dépendants du Venezuela. Je crois à Chavez comme un déblocage, mais je ne le vois nulle part. Je tend à exagérer dans l’autre sens: il ne devrait rien se passer. Il y a comme ça des coups de vent.

Les États-Unis ne chercheraient-ils pas à rompre avec l’unité américaine, en construisant ce mur sur la frontière mexicaine, comme pour matérialiser une opposition avec le Sud du continent?

Ce mur est juste méchant. Ça n’empêche pas les populations d’entrer, et ça fait crever des gens dans le désert. Mais au bout du compte, on laisse faire les immigrants.

Il y en a tellement qu’ils ont un rôle important. Les hispaniques sont d’ailleurs le premier soutien de Clinton pour la présidentielle, contre l’élection d’Obama.

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Et on voit la France qui fait des stupidités contre l’immigration, alors qu’il ne se passe rien dans des pays qui en accueillent tellement plus, comme les États-Unis et l’Espagne.

Avec tous ces flux de migration, les réalités du Belize anglophone, du Surinam de langue néerlandaise, peut-on encore parler du concept fini d’Amérique latine comme on l’entend aujourd’hui?

Je ne crois pas en l’Amérique latine. Les différences entre les régions sont aussi grandes qu’avant. Le Brésil monte en puissance, le Chili regarde en dehors, et le Mexique n’arrive pas à sortir de l’ALENA.

Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui les pauvres des campagnes sont les pauvres des villes. On raconte que le mot Amérique latine a été inventé à Paris par des Boliviens, mais je ne pense pas qu’elle ait aujourd’hui un brillant avenir. Plus que l’Europe tout de même, qui se raconte sa propre Histoire et se fait écraser par les autres.

Le fait majeur de l’Amérique latine est qu’elle est non intégrée au niveau politique: beaucoup de gens ne votent pas ou suivent des chefs. Le secteur informel est aussi très important. Ce sont des pays toujours en construction, et l’appel d’air du Brésil sera déterminant.

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Pourquoi dites-vous que l’Amérique Latine a un avenir peu prometteur, et en quoi l’Europe serait-elle en retard?

Je dirais que l’Amérique latine a un bon avenir, dans un occident qui n’en a pas. Après cinquante ans de communisme soviétique, l’Europe de l’Est a un niveau plus bas que l’Amérique latine.

Aujourd’hui, je me sens plus près de chez moi à Mexico qu’en Europe de l’Est ou dans les Balkans. Les Européens ont tendance à voir les latino-américains comme des gentils gens exploités à sauver, mais le Mexique est membre de l’OCDE, le Chili est en passe de le devenir et le Brésil a su créer des images qui font rêver.

Pardon de m’énerver, mais on dit tellement de bêtises sur l’Amérique Latine aujourd’hui. Dire que Lula est à gauche, c’est de la rigolade! C’est de la droite, tout comme Bachelet! Dans ce cas-là, on pourrait même dire que la France a déjà eu un président de gauche. Mitterrand était mitterrandiste, point!

Vous pensez qu’on applique nos propres schèmes de pensée, en parlant de gauche et droite pour l’Amérique latine?

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Oui, alors qu’il n’y a pas de séparation entre l’État et le social. Les mots politique et social y sont mélangés. Appliquer ses propres catégories est une vieille habitude française, ou bien ce sont des considérations sur fond d’impérialisme.

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