Indomptable Chevy

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Publié 14/04/2009 par Pierre Léon

C’était un beau soir d’automne dans les plaines de l’Ohio. Nous venions d’acheter une robuste Chevrolet 1948. Une belle occasion, pas trop rouillée, et qui avait un tonus fou. Elle partait comme une flèche dès qu’on frôlait l’accélérateur. Elle ne faisait certes pas ses dix ans d’âge et son prix était imbattable: 150$. On n’a même pas osé marchander. Elle faisait un peu peur à Monique qui se proposait de perfectionner ses rudiments de conduite avec notre nouvelle acquisition.

Revenus à la maison, je me mis à expliquer à Monique, de A à Z, tout ce qu’il fallait savoir en théorie avant d’aborder la dangereuse pratique de la conduite d’une voiture.

Dans de tels cas, Monique était mauvaise élève, trop distraite par ce qui nous entourait.

Il faut dire que, venus en Ohio comme enseignants de français, nous avions eu la chance de trouver à louer une maison d’artiste, plantée sur la haute berge de la rivière Olentangy, dont nous découvrions à travers d’immenses baies, la vie sauvage. Assez loin de la petite ville de Delaware, la faune locale des castors, ratons laveurs, écureuils, lapins, d’énormes tortues et de toutes sortes d’oiseaux colorés, se donnait en spectacle, sans crainte dans le ravin, dès le lever du soleil.

Mais cette fin d’après midi-là, on n’avait pas le temps de regarder les loutres se battre avec les ratons laveurs. Il fallait vite aller mettre en pratique la théorie de la conduite automobile. Monique conduisait bien mais la splendeur de l’automne américain que montraient ostensiblement les champs de citrouille avait tendance à la distraire. Il se faisait tard. Je lui donnais trop de conseils, elle s’était vite fatiguée et quelque peu énervée.

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– On rentre, me dit-elle, soudainement.
– Mais non, relaxe.
– Non. On rentre, reprends le volant.

Nous étions sur un chemin de terre, juste devant l’entrée d‘une ferme dont les portes étaient largement ouvertes. La cour était immense et déserte. Tout le monde devait être en train de souper. J’insistai stupidement:

– Écoute, un tout petit effort. Tu entres dans la cour pour faire demi-tour et je reprends ta place.
– Non, tu vois, il y a des voitures.

Effectivement, il y avait, en un large demi cercle, successivement, une grande Ford, rouge, toute neuve; un peu plus loin, une camionnette, chargée de rouleaux de paille; au fond de la cour, un camion avec des bidons en métal étincelant.

Dernier obstacle, un énorme tronc d’arbre qui avait été scié à deux pieds du sol. C’était un terrain de bataille potentiel. Sous ma dernière incitation, Monique y entre bravement, avec un profond soupir de lassitude énervée.

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Comme elle allait droit sur la Ford, je tourne son volant, en lui disant de freiner. Elle allait trop vite.

– Freine, freine !

Il était trop tard. Elle paniquait, prenant l’accélérateur pour le frein et tournant frénétiquement le volant pour éviter les obstacles. Elle n’en rata pas un. On entendit successivement le fracas d’une aile avant de la Ford, puis le crissement aigu du côté de la camionnette, l’arrachage du pare-choc arrière du camion, puis l’éclatement de notre moteur s’empalant sur la souche d’arbre.

La Chevy s’arrêta là, fumant et crachant l’eau du réservoir éventré.

Toute la maisonnée fermière apparut, comme une série de poupées mécaniques surgissant de leur boîte. Sortant la tête basse de notre ruine, nous nous attendions à une belle engueulade. Ils continuaient d’apparaître, ils étaient une bien nombreuse famille de grands-parents, parents, enfants. Ils nous entouraient, étonnés ou ahuris par cette démonstration de stock cars.

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Les enfants riaient. Les parents inquiets répétaient: «Are you all right?» Ils nous donnaient sur les épaules de petites tapes amicales. Voyant que nous n’avions rien de cassé, ils nous offraient un café pour nous remettre. Puis ils se mirent à rire, disant que ça n’était pas grave. Que rien ne valait le miracle d’une si spectaculaire casse sans accident de personne et bénissant la ciel d’avoir été tous à table au lieu de prendre le frais dehors.

Le shériff arriva et, devant mon mauvais anglais, se fit raconter l’accident par le maître de maison, un grand costeaud sorti d’un film de cow boy dont il avait d’ailleurs la tenue, du chapeau jusqu’aux bottes.

Le policier sortait du même film. Ils avaient pris mon permis de conduire, mes documents d’assurance, oubliant gentiment de savoir si c’était moi ou Monique qui conduisait. Ils me rassurèrent. Nous faisions partie de la même compagnie d’assurance. Le garagiste à qui j’avais acheté la Chevrolet la semaine précédente arrivait. Lui aussi se mit à rire :

– Je vous avais dit qu’elle était nerveuse la Chevy !

Il nous la reprenait pour 50$! Tout se terminait par un café.

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Nous étions non seulement les héros d’une fracassante histoire mais encore des êtres étranges dans le Middle West de cette époque, puisque venant d’un pays exotique.

Le fermier nous reconduisit à la maison avec des paniers de légumes et de fruits en cadeaux. Il fit généreusement de même durant tout l’automne. Nous étions devenus amis. Heureux accident! Monique n’a jamais repris le volant.

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