Et c’est reparti pour Paris!

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Publié 17/01/2012 par Pierre Léon

J’étais donc reparti à Paris. Mes parents m’avaient trouvé un logement, par l’intermédiaire d’une prof de math parisienne qui venait en vacances dans le village voisin des Roches. Elle m’avait donné des cours de maths lorsque j’étais revenu de Saint-Louis de Saumur pour passer au collège de Chinon.

Les jésuites de Saumur ne s’inquiétaient guère des mathématiques ni de ce qu’on appelait les «sciences naturelles», physique et chimie.
Les laïques de Chinon en étaient friands. Cette prof de math m’avait proposé une chambre chez sa sœur, Madame Kérénan, veuve d’un officier de marine, qui avait un splendide appartement, rue de Bellechasse, dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Là, mes parents étaient sûrs que je serais bien logé et bien surveillé.

Sèche et anguleuse, ma nouvelle logeuse, d’allure fièrement noble, mesurait ses sourires, empreints de dignité. Elle logeait aussi un docte professeur vietnamien, qui me saluait bien bas, à la mode de son pays, chaque fois qu’il me croisait dans le couloir.

Il venait dix fois par jour m’offrir du thé que je refusais le plus cérémonieusement que je pouvais. Il ne ratait jamais l’occasion de frapper à ma porte si j’avais la visite d’un copain et encore mieux d’une copine. Je l’aurais tué pour tant de sollicitude!

L’appartement, immense et solennel, était garni de meubles anciens et de bibelots de grande valeur. J’avais toujours l’impression de marcher dans un magasin de porcelaines précieuses.

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Dès le premier jour, il me tarda de trouver un logement moins contraignant. Madame me conseillait sur bien des choses et m’incita à aller à la Sorbonne, m’inscrire à un certificat de licence en mathématiques. Elle fut fort déçue quand je lui dis que je préférais la littérature, discipline qui, selon elle, ne menait à rien dans le monde moderne.

Au cours de mes premières recherches parisiennes, je rencontre une copine de mon ancien collège de Chinon, Jeannette, petite brune rieuse, à l’œil vif. Elle était avec une autre fille qu’elle me présente. Encore moins grande, celle-là, blonde aux yeux bleus, s’appelait Monique et avait l’air triste. Pour la dérider, je crois malin de lui débiter une des fadaises qui faisaient la joie des potaches de Chaptal où j’avais passé l’année universitaire précédente. C’était une «scie», venue tout droit de la banlieue:

– C’est pas tout ça que dit Jules. Qu’est-ce qu’on fait ?
– On va au cinoche, que dit Mezigue.
– Qu’est-ce qu’on prend que dit Jules ?
– Un balcon, que j’y fais.
– Bal quoi ? qui m’dit?
– Con, que j’y fais.

Ping, pang, pong! On se casse la gueule, on se retrouve sur le bitume. Y avait Mésigue, Jules, Môme à Jules, Jojo des Fortifs, Beauté des Batignoles.

– C’est pas tout ça, que dit Jules, si on jouait à quèque chose?
– Jouer à quoi que j’y fais?
– Au lexicon, qui m’dit?
– Lexi quoi, que j’y fais?
– Con, qui m’dit! Ping, pang, pong, on se casse la gueule, on se retrouve sur le bitume. Y avait Mezigue, Jules, Môme à Jules, Jojo des Fortifs, Beauté des Batignoles.
– C’est pas tout ça…etc. etc.!

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Voyant la tête de Monique, pas du tout amusée, je lui demande d’où elle venait pour avoir cet air-là. En deux mots, elle me raconte qu’elle arrivait de Sainte-Mère-Eglise, où les parachutistes américains leur étaient tombés sur la tête, le 6 juin 1944.
Après le carnage, l’armée américaine l’avait employée à identifier les cadavres des soldats. Il fallait demander aux paysans normands qui avaient assisté à la mort des soldats, de raconter ce qu’ils avaient vu. Comme Monique parlait bien le dialecte des paysans du Cotentin, que les Américains ne comprenaient pas, elle avait été leur interprète et était encore traumatisée de tant de corps à décrocher des arbres ou à retirer des mares.

On devait aussi prendre les empreintes des dents, retirer les alliances et les bracelets d’identification. Travail atroce et poignant.

Quand, abasourdi et confus de mon ânerie, devant un récit si émouvant, j’eus disparu, Jeannette dit à Monique de se méfier de moi. J’étais buveur et coureur de filles.

Comme à toute jeunette de son âge, chaque sourire d’un garçon était le signe du loup, pour Jeannette. Mais je n’avais encore dévoré aucun petit chaperon rouge.

De son côté, Monique m’avait jugé si bête qu’elle avait juré, ce jour-là, de ne jamais me revoir. Mais un sort malin en décidera autrement puisque nous nous retrouvions par hasard, le lendemain devant une grande affiche, dans un couloir de la Sorbonne et que, depuis, nous ne nous sommes plus quittés. Il y a de cela soixante-cinq ans.

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Cette grande affiche annonçait le concours d’entrée à une toute nouvelle Grande École, qui s’intitulait ESPPFE, signifiant ÉCOLE SUPÉRIEURE DE PRÉPARATION ET DE PERFECTIONNEMENT DES PROFESSEURS DE FRANÇAIS À L’ÉTRANGER.

Partir à l’étranger! Pourquoi ne pas risquer ce nouveau concours? J’avais raté celui de l’entrée à Saint-Cloud, mais les questions de celui-là seraient peut-être moins inattendues que d’avoir à traiter d’Aristote et Hegel, après une année d’études de la Critique de la Raison pure de Kant. Pourtant, je n’étais pas très décidé, en ce début d’année.

Nous nous étions donc retrouvés, Monique et moi, attirés par cette affiche, moi intrigué aussi par cette fille, pas facile. Elle m’annonça que, elle, elle ferait cette école et enseignerait le français oral d’aujourd’hui aux étrangers.

Elle se rappelait vivement, elle aussi, qu’on lui avait appris Chaucer et Shakespeare, mais que ça ne l’avait pas aidée à dire aux Américains combien son père les remerciait d’être venus délivrer le pays. Monique a toujours eu un ton convaincant et elle ne fut pas fâchée de m’avoir décidé finalement à me présenter aussi au concours de l’ESPPFE. Elle avait l’air de m’avoir pardonné mes fadaises de la bande à Jules.

Nous avons été tous deux admissibles à l’écrit, puis reçus définitivement après l’oral. Pour qu’il n’ait pas trop de regrets de m’avoir laissé quitter le métier de boulanger, j’annonçai à mon père que j’avais même été le premier de la liste.

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Il en fut si heureux qu’il alla porter la nouvelle à mon ancien principal de Chinon.

Lui-même se précipita pour la transmettre au journal régional, La Nouvelle République.

Elle en fit un bel article, que mon père découpa religieusement et garda, comme une relique, dans son portefeuille, jusqu’à sa mort. Il m’avait pardonné.

Une nouvelle vie estudiantine allait commencer, sous de meilleurs auspices que la précédente. Mais les temps étaient durs et il allait falloir se dépêcher de gagner quelqu’argent pour survivre, en ce rude hiver 1945-46.

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