Demain, tous crétins?

Des choses à savoir sur la baisse du quotient intellectuel
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Publié 18/02/2018 par Ève Beaudin

Les perturbateurs endocriniens qu’on retrouve dans notre environnement peuvent-ils expliquer la baisse du quotient intellectuel observée dans plusieurs pays? C’est la thèse soutenue par le documentaire Demain, tous crétins? Ce film, diffusé récemment au Québec et le 21 février sur les ondes d’Explora, a déjà fait couler beaucoup d’encre depuis sa sortie en France l’an dernier.

Baisse du quotient intellectuel (QI), augmentation des troubles du déficit de l’attention, hyperactivité, autisme… Selon ce documentaire, tous ces maux seraient reliés aux perturbateurs endocriniens, des substances chimiques présentes dans notre environnement sous forme de pesticides et retardateurs de flammes (des produits pour prévenir les incendies) et de PCB (des substances notamment utilisées pour conduire la chaleur).

Puisqu’ils ont une structure semblable à l’hormone thyroïdienne, les perturbateurs endocriniens auraient la capacité de brouiller le bon fonctionnement de la glande thyroïde. Or, comme celle-ci joue un rôle essentiel dans le développement du cerveau lors de la gestation, l’exposition des femmes enceintes aux perturbateurs endocriniens via leur alimentation, l’eau et les produits de consommation courante comme les meubles, les vêtements, les contenants alimentaires et les cosmétiques, expliquerait le déclin des facultés intellectuelles observé par les scientifiques depuis les années 1990.

Or, la réalité est plus complexe. Trois nuances importantes qui n’apparaissent pas dans le documentaire sont apportées ici par des experts que nous avons consultés.

Dans certains pays seulement

Dans le documentaire, on cite la revue de littérature scientifique d’Edward Dutton, professeur d’anthropologie britannique qui enseigne en Finlande. Par ses travaux, Dutton a pu observer une baisse significative du QI moyen chez les jeunes adultes depuis les années 1990. Cette baisse a été surnommée «effet Flynn inversé», en référence aux travaux de James Flynn, qui avait démontré que le QI avait augmenté de trois points par décennie depuis la Deuxième Guerre mondiale.

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Contacté récemment par le journal français Libération, James Flynn ne conteste pas les conclusions de Dutton selon lesquelles cette tendance s’inverserait, mais il ajoute que «ça dépend des pays».

Une nuance importante, estime Serge Larivée, professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal, dont les recherches portent sur les théories relatives à l’intelligence. «D’autres études ont permis de constater une baisse du QI moyen depuis les années 1990, dans des pays comme la Finlande, le Danemark, la Norvège, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France.»

«Toutefois, la situation est différente ailleurs dans le monde. Par exemple, en Amérique du Nord et dans les pays en développement, le QI continue d’augmenter. On ne peut donc pas généraliser ces découvertes à tous les pays, ni même à toutes les personnes sur un même territoire, puisqu’il y a des variations selon l’âge, par exemple», explique le chercheur qui est aussi l’auteur de plusieurs livres dont L’intelligence : approches biocognitives, développementales et contemporaines et Le Quotient intellectuel, ses déterminants et son avenir.

Causes inexpliquées multifactorielles

Quant aux causes pouvant expliquer la baisse du QI observée dans certains pays, les théories sont multiples.

Pour Edward Dutton, la baisse de QI n’a strictement rien à voir avec les perturbateurs endocriniens. «Mes travaux et ceux de Woodley ont démontré clairement que ce sont des facteurs génétiques qui sont à l’œuvre: en gros, les gens avec un QI plus élevé feraient moins d’enfants que ceux avec un QI plus bas. Je l’ai pourtant expliqué clairement lors de mon entretien avec les documentaristes, mais mes propos ont été retirés au montage», explique le chercheur que nous avons rejoint en Finlande.

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Il se dit d’ailleurs fort déçu que l’on utilise ses travaux pour étayer une thèse avec laquelle il est en total désaccord.

Serge Larivée émet également des réserves sur la seule piste des perturbateurs endocriniens explorée dans le documentaire.  «Il faut être prudent. Si l’augmentation du QI observée durant quatre décennies était due à de multiples facteurs — urbanisation, amélioration des soins de santé et de l’alimentation, scolarité universelle, etc. —, on peut raisonnablement penser que la baisse du QI observée dans certains pays est multifactorielle aussi», conclut Serge Larivée.

Attention à l’extrapolation

Cette réserve, Jonathan Verreault, professeur au Département des sciences biologiques de l’UQAM et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en toxicologie comparée des espèces aviaires, la partage.

«Les chercheurs qui témoignent dans ce documentaire sont des scientifiques de renom, les recherches dont ils parlent sont scientifiquement crédibles. Toutefois, le documentaire évacue complètement les autres facteurs qui pourraient expliquer la baisse du QI. De plus, il exagère le lien possible entre les perturbateurs endocriniens et la baisse du QI. Ce n’est pas vrai que la science a démontré hors de tout doute que l’exposition aux perturbateurs endocriniens peut entrainer la baisse du QI, le TDAH ou l’autisme», explique-t-il.

«À cet égard, le film est biaisé», estime celui dont les recherches portent sur les effets des retardateurs de flamme et des perturbateurs endocriniens.

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Dave Saint-Amour, titulaire de la Chaire en neuropsychotoxicologie environnementale et directeur adjoint du Centre de recherche en neurosciences, est du même avis. « On sait que les perturbateurs endocriniens ont un impact sur le développement du cerveau et du système nerveux. Mais de là à dire que ça affecte le QI, c’est de la spéculation!», s’exclame celui qui fait des recherches sur l’impact des toxines environnementales sur les fonctions cérébrales.

«Je vous donne un exemple, on sait que les perturbateurs endocriniens sont associés à l’obésité parce que des recherches ont permis de déterminer qu’ils peuvent perturber certaines hormones qui affectent le poids d’une personne. Mais le fait qu’ils soient associés à ce phénomène ne signifie pas qu’ils en sont la cause principale. L’alimentation, la sédentarité, les habitudes de vie sont autant de variables qui peuvent entraîner un surpoids. C’est la même chose avec le QI, de multiples variables peuvent expliquer une différence de QI chez les jeunes générations. Seules des études supplémentaires permettront de mieux comprendre ce qui est à l’œuvre ici. »

Jonathan Verreault et Dave Saint-Amour sont aussi d’avis qu’il faut aussi être prudent avec toute conclusion d’étude épidémiologique (études de population) établissant des liens entre la baisse de QI et les perturbateurs endocriniens. Ce n’est pas parce qu’il semble y avoir une association qu’il s’agit d’une relation de cause à effet, rappellent les deux chercheurs québécois.

Ils soulignent de plus que les conclusions des études menées sur des modèles animaux et des cellules en laboratoire doivent être utilisées avec réserve, puisqu’on ne peut extrapoler les résultats de telles études sur les humains.

Principe de précaution

Malgré ces nuances importantes à apporter au film, Jonathan Verreault et Dave Saint-Amour estiment tous deux que le principe de précaution évoqué dans le documentaire, comme la nécessité d’adopter des lois sur les perturbateurs endocriniens, est pertinent.

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«On sait déjà qu’ils peuvent avoir des effets variés sur la santé humaine, même à petites doses. L’adoption du principe de précaution, qui permettrait de limiter l’utilisation des perturbateurs endocriniens ou d’en retirer certains du marché me semble souhaitable», explique M. Saint-Amour.

Toutefois, on est encore loin d’un encadrement de ces perturbateurs endocriniens, y compris en Europe, comme l’explique cet article de Québec Science. En attendant, les deux chercheurs recommandent aux femmes enceintes d’éviter de s’y exposer, dans la mesure du possible.

Auteur

  • Ève Beaudin

    Journaliste à l'Agence Science-Presse, média indépendant, à but non lucratif, basé à Montréal. La seule agence de presse scientifique au Canada et la seule de toute la francophonie qui s'adresse aux grands médias plutôt qu'aux entreprises.

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