De la mémoire

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Publié 06/02/2007 par Pierre Léon

Mon père perdait la mémoire. Le médecin lui ordonnait force pilules pour la lui faire retrouver mais mon père oubliait de les prendre. Lorsqu’il se rappelait soudain qu’il avait dû laisser ses lunettes dans la salle à manger, il s’y précipitait. Mais arrivé là, il se demandait ce qu’il était bien venu chercher.

Ainsi en va-t-il de la mémoire, comme de la surdité. Elles ont un côté risible et l’autre tragique. En vieillissant, je retrouve les mêmes symptômes et les mêmes angoisses. Misère que de vieillir!

Les aide-mémoire ne sont guère d’une grande utilité. Et qui n’a jamais fait un nœud à son mouchoir, dans la rue, ou bien à son drap, la nuit, pour se demander plus tard à quoi se référait ce «pense bête»?

L’oubli est pourtant bien pratique. D’abord parce que la mémoire a besoin d’être sélective. Notre cerveau est trop petit pour tout emmagasiner. De plus, il y a des choses qu’il vaut mieux oublier sous peine de vivre dans le remords constant. J’aurais dû être plus généreux, écouter davantage, poser des questions, avoir l’air de m’intéresser au lieu de laisser tomber le malheureux qui me racontait ses misères.

Trop de mémoire mène à la rancune, comme dans le cas de la mule du pape de Daudet. Elle avait gardé sept ans le souvenir de son coup de pied! Et comment un pays pourrait-il continuer à vivre si la mémoire de sa défaite ne le quittait pas? Ainsi en est-il des ménages brisés. Et un auteur malmené par la critique aurait-il le courage de poursuivre son écriture s’il ressassait tout ce qu’on a dit de mal sur lui?

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Autrefois, il y avait un culte de la mémoire. Dès l’école élémentaire, on entraînait les enfants à apprendre par cœur des centaines de règles de grammaire, théorèmes mathématiques, dates et anecdotes d’Histoire. Qui donc avait cassé le Vase de Soissons et quel jour fut la bataille de Marigan?

On nous envoyait au tableau des cartes muettes, où il fallait indiquer le nom des fleuves, des montagnes, des villes. Les petits Français devaient expliquer comment aller de Strasbourg à Toulouse en empruntant les canaux et les rivières. Même chose pour le train. Et ce qui compliquait tout, c’étaient les réseaux privés. La nationalisation a simplifié les choses.

Mais on devait également, même au lycée, réciter chaque jour des poèmes en latin, en anglais, en allemand, et surtout en français. J’ai dû apprendre des milliers de vers de Ronsard à Baudelaire. Je peux encore en réciter pas mal.

On commençait notre entraînement mémoriel tout petits, avec des comptines, des chansonnettes. Pour faciliter le mémorisation, on nous enseignait la table de multiplication sur un air, toujours le même, du début à la fin: «Deux fois un, deux! Deux fois deux, quatre!» Ce qui me rappelle l’anecdote classique du petit garçon interrogé par l’inspecteur, et qui dit: «Na, na na… Na, Na, na na Na…» À l’inspecteur courroucé, l’écolier en pleurs répond: «Je me rappelle bien l’air, mais j’ai oublié les paroles.»

Pour fleureter, il était fort utile autrefois, quand on prenait son temps avant d’oser un baiser, de savoir tout le répertoire de Ronsard ou de Musset. Il y avait toujours une fille un brin romantique à qui l’on pouvait dire: «N’attendez à demain, cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie! Comme à cette fleur, la vieillesse fera ternir votre beauté!». Qu’elle en rougisse ou qu’elle en rit, on avait fait avancer un peu les choses! C’était le temps où la littérature était payante. Aujourd’hui, on ne lit plus, on ne prend pas autant de précautions et l’amour semble bien expéditif. Alors que tout le plaisir est d’attente.

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Sur ce chapitre, vous connaissez, sans doute, l’histoire du vieux grand-père qui invite son épouse à venir faire la chosette. Elle, suffoquée raconte-il, réplique: «Ah! non! On l’a faite sept fois depuis ce matin!» Et il ajoute: «Vous voyez, c’est incroyable comme on peut perdre la mémoire en vieillissant!».

Source de nostalgie, la mémoire du passé est omniprésente. On la retrouve grâce à nos cinq sens. Mais le plus efficace est peut-être l’odorat. Tout le monde a sa Madeleine de Proust, dans ce que l’écrivain appelle: «l’édifice immense du souvenir». L’odeur du pain chaud me rappelle immédiatement le fournil paternel et mon enfance de petit garçon plongeant avec délices les bras dans la pâte collante dont je n’arrivais plus à me débarrasser!

Quand je pense à tous les malheureux du monde en guerre, je souhaite qu’un parfum de fleur ou d’amour vienne leur redonner parfois les souvenirs d’un moment de bonheur et effacer ceux de la poudre et du sang.

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