Mon père perdait la mémoire. Le médecin lui ordonnait force pilules pour la lui faire retrouver mais mon père oubliait de les prendre. Lorsqu’il se rappelait soudain qu’il avait dû laisser ses lunettes dans la salle à manger, il s’y précipitait. Mais arrivé là, il se demandait ce qu’il était bien venu chercher.
Ainsi en va-t-il de la mémoire, comme de la surdité. Elles ont un côté risible et l’autre tragique. En vieillissant, je retrouve les mêmes symptômes et les mêmes angoisses. Misère que de vieillir!
Les aide-mémoire ne sont guère d’une grande utilité. Et qui n’a jamais fait un nœud à son mouchoir, dans la rue, ou bien à son drap, la nuit, pour se demander plus tard à quoi se référait ce «pense bête»?
L’oubli est pourtant bien pratique. D’abord parce que la mémoire a besoin d’être sélective. Notre cerveau est trop petit pour tout emmagasiner. De plus, il y a des choses qu’il vaut mieux oublier sous peine de vivre dans le remords constant. J’aurais dû être plus généreux, écouter davantage, poser des questions, avoir l’air de m’intéresser au lieu de laisser tomber le malheureux qui me racontait ses misères.
Trop de mémoire mène à la rancune, comme dans le cas de la mule du pape de Daudet. Elle avait gardé sept ans le souvenir de son coup de pied! Et comment un pays pourrait-il continuer à vivre si la mémoire de sa défaite ne le quittait pas? Ainsi en est-il des ménages brisés. Et un auteur malmené par la critique aurait-il le courage de poursuivre son écriture s’il ressassait tout ce qu’on a dit de mal sur lui?