Corruption: scepticisme face à un témoignage qui contredit tous les autres

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Publié 18/02/2013 par Lia Lévesque (La Presse Canadienne)

à 15h27 HNE, le 21 février 2013.

MONTRÉAL – Le commissaire Renaud Lachance a exprimé son scepticisme face au témoignage de Nicolo Milioto, jeudi, s’étonnant du nombre de témoins venus dire des choses sous serment, devant la Commission Charbonneau, et que M. Milioto a ensuite contredits.

L’ex-dirigeant d’Infrabec, Lino Zambito, l’ex-ingénieur municipal Luc Leclerc, le président de Terramex, Michel Leclerc, et le directeur des ventes d’Ipex, Michel Cadotte, ont tous relaté des événements dont M. Milioto a nié la véracité, a souligné le commissaire Lachance.

Et après la sortie du commissaire, M. Milioto a contredit le témoignage de deux autres témoins sous d’autres aspects: Michel Lalonde, président de Génius, et Martin Dumont, l’ex-organisateur politique d’Union Montréal.

Le commissaire lui a demandé s’il croyait vraiment qu’autant de témoins auraient pu «rêver la nuit», puis décider de «venir raconter à la télévision» des mensonges l’impliquant. Et pourquoi lui en voudraient-ils?

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M. Milioto s’est montré évasif, disant ignorer pourquoi ces gens disaient ces choses sur lui.

Il a même «juré devant Dieu» ne pas connaître Martin Dumont, l’ex-organisateur politique d’Union Montréal, qui a affirmé qu’il lui avait remis une enveloppe de 10 000 $ dans un urinoir et qu’il l’avait déjà menacé de le couler dans ses fondations de trottoirs parce qu’il posait trop de questions sur ses contrats dans Rivière-des-Prairies_Pointes-aux-Trembles.

«Moi, je vous donne ma vérité, ma version de la vérité», lui a répondu M. Milioto.

Il a par exemple nié avoir donné de l’argent comptant à l’ingénieur Luc Leclerc, qui était chargé de projets pour la Ville de Montréal, à l’époque, alors que ce dernier a pourtant admis avoir reçu de l’argent comptant de sa part en plusieurs occasions.

Des relations

La commission s’est attardée, jeudi, aux relations que l’entrepreneur en trottoirs a entretenues avec des employés de la Ville de Montréal, notamment M. Leclerc, son supérieur Gilles Vézina et l’ancien directeur de la réalisation des travaux Robert Marcil. Les deux derniers ont même été invités au mariage de sa fille.

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«On a besoin des relations de tout le monde quand on travaille dans une ville. C’est tout le temps bon d’avoir des relations», a concédé M. Milioto.

Il a catégoriquement nié avoir déjà donné de l’argent comptant à qui que ce soit à la Ville de Montréal. «Nick Milioto n’a jamais donné d’enveloppe à personne», s’est-il exclamé, devant les questions répétées de la procureur en chef, Me Sonia Lebel.

M. Milioto a cependant concédé avoir donné à M. Leclerc des bouteilles de vin, des billets pour le tournoi de golf organisé par son association Cattolica Eraclea. Et il a admis lui avoir «envoyé» deux employés de Mivela, à ses frais, pour couler un plancher de béton chez lui, pendant trois ou quatre heures.

Il a aussi invité M. Leclerc au restaurant, afin de lui demander d’intercéder auprès de la Ville de Montréal, qui tardait à payer ses entrepreneurs, un mois après que les travaux aient commencé.

À ses yeux, tout ça n’était que des «petits plaisirs», sans espérer de faveurs en retour. Il a concédé avoir obtenu, au mieux, un traitement accéléré de ses dossiers par les employés de la Ville.

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Me Lebel a trouvé étrange que M. Milioto parle si souvent à M. Leclerc, d’autant plus qu’il avait témoigné plus tôt du fait que c’est surtout son ingénieur qui s’occupait de ces choses sur les chantiers, et non lui le président de l’entreprise.

Pas de collusion

Me Lebel a aussi cherché à savoir pourquoi le montant des contrats que Mivela a obtenus de la Ville de Montréal a grimpé si rapidement entre 2002 et 2011. «Pourquoi, particulièrement à compter de 2006, votre chiffre d’affaires passe d’environ 7 millions $ à 15, 20 et 23 millions $ en 2009 environ?» lui a demandé l’avocate.

M. Milioto a douté de ses chiffres et soutenu que son chiffre d’affaires n’a jamais dépassé 11 millions $. La commission lui a alors demandé de déposer ses bilans financiers pour les exercices 2002 à 2011.

M. Milioto a également nié avoir déjà suggéré à d’autres entrepreneurs d’organiser un système de collusion dans le domaine de l’aménagement des parcs, comme il en aurait existé un dans le secteur des trottoirs et des égouts.

Il a ainsi réfuté les propos tenus l’automne dernier par l’entrepreneur Michel Leclerc, de Terramex.

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M. Leclerc avait soutenu que M. Milioto l’avait fait venir à son bureau et lui avait conseillé de s’entendre avec d’autres entrepreneurs du secteur de l’aménagement des parcs pour obtenir de meilleurs prix.

Terramex a tenté en vain de percer le marché montréalais, avant de se résigner à travailler en sous-traitance pour Mivela et d’autres entreprises du secteur des trottoirs.

M. Milioto a été identifié par d’autres témoins comme l’intermédiaire entre le clan des Rizzuto et le cartel des entrepreneurs en construction de Montréal. Il a lui-même témoigné de sa grande proximité avec le patriarche du clan, Nick Rizzuto, avec qui il jouait régulièrement aux cartes et faisait des promenades.

Pour rendre service

Nicolo Milioto, identifié comme un intermédiaire entre le clan des Rizzuto et le cartel des entrepreneurs en construction de Montréal, affirme s’être laissé entraîner à transporter de l’argent pour Nick Rizzuto en voulant seulement rendre service.

«Ça a commencé par un petit service, puis je suis arrivé à faire des services comme apporter de l’argent. C’est devenu comme facile. M. Zambito appelle (et dit) ‘monsieur Milioto, peux-tu…’ C’est devenu comme une routine et j’ai embarqué. J’ai embarqué comme un niaiseux, comme on dit, j’ai embarqué sans savoir pourquoi. Et je suis rendu là», a conclu l’ancien président et fondateur de Mivela Construction.

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M. Milioto a déjà soutenu que les liasses de billets qu’on le voit apporter au Café Consenza, dans les vidéos de surveillance policière, provenaient de l’ex-dirigeant d’Infrabec, Lino Zambito, qui lui demandait de lui «rendre service» et de les remettre en son nom à Nick Rizzuto père.

Durant ses derniers jours de témoignage devant la Commission Charbonneau, il a relaté avoir souvent joué aux cartes avec Nick Rizzuto père au Café Consenza, décrit comme le quartier général de la mafia montréalaise à une certaine époque.

M. Rizzuto, décrit comme l’ancien parrain de la mafia montréalaise, lui a aussi prêté 15 000 $ à 20 000 $ pour le mariage de sa fille. Et M. Milioto s’est aussi rendu une fois au domicile de M. Rizzuto avec sa femme. Les deux hommes faisaient aussi des promenades sur le trottoir, a-t-il indiqué mercredi.

Lorsqu’il ne s’agissait pas de l’argent de M. Zambito, il s’agissait de sommes prévues pour l’association Cattolica Eraclea, une sorte de club social qui visait à réunir des Siciliens d’ici provenant de ce village, et pour lequel il était conseiller.

Mais en toutes ces occasions, il voulait seulement rendre service, a-t-il martelé. Et il s’est plus ou moins laissé entraîner ainsi, jusqu’à transporter de l’argent sans poser de questions _ ce qu’il dit aujourd’hui regretter.

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Le commissaire Renaud Lachance a voulu savoir pourquoi il acceptait d’être ainsi vu avec le parrain de la mafia montréalaise, s’il ne recevait aucun avantage. «Les gens au Québec savent ce que fait le clan Rizzuto, savent que ce sont des membres du crime organisé (…). Ils savent aussi que vous, vous les fréquentez beaucoup, à ce point qu’on vous appelle, vous, pour pouvoir les rejoindre. Comment vous voyez ça sous l’angle de la réputation? Est-ce que ça fait une bonne réputation de savoir qu’on est une personne qui fréquente régulièrement des hauts dirigeants de la mafia? Ça vous faisait une bonne image? C’était quoi l’avantage pour vous?», a demandé M. Lachance.

«Je n’avais aucun avantage, a répliqué M. Milioto. Moi, je voyais l’homme, je voyais la personne. C’était vraiment du bon monde.»

Le commissaire Lachance s’est montré sarcastique. «Donc, je comprends que les criminels qui sont gentils, vous êtes prêt à en faire vos amis, en autant qu’ils soient gentils, même si vous savez que ce sont des criminels», a-t-il dit.

Trous de mémoire

Mardi, Nicolo Milioto avait eu de nombreux trous de mémoire, au point où la présidente de la commission a perdu patience. Il disait même ignorer ce qu’était la mafia.

La juge France Charbonneau l’a averti deux fois, en évoquant une accusation d’outrage au tribunal ou de parjure, parce qu’elle n’appréciait pas ses réponses évasives.

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La juge Charbonneau a haussé le ton après que M. Milioto eut refusé de donner des noms à la procureure chef de la commission, Me Sonia Lebel, sous prétexte qu’il ne voulait pas donner le nom de personnes qui n’avaient rien à voir avec l’industrie de la construction, bien qu’elles aient été présentes au Café Consenza.

Ce café a été identifié par un enquêteur de la commission comme le quartier général de la mafia montréalaise à une certaine époque.

Comme M. Milioto a été filmé par les policiers en train d’échanger des liasses de billets au Café Consenza et de les glisser dans ses chaussettes, il a été longuement interrogé par Me Lebel sur les raisons de tout ce transport d’argent.

M. Milioto a prétendu que l’argent qu’il y livrait provenait de l’ex-dirigeant d’Infrabec, Lino Zambito, qui lui demandait de lui «rendre service» et de remettre ces liasses de billets à Nick Rizzuto père, le patriarche du clan. Il pouvait aussi provenir de l’association Cattolica Eraclea pour laquelle il était conseiller.

M. Zambito a déjà témoigné devant la commission du fait qu’il devait remettre une quote-part de 2,5 pour cent de la valeur de ses contrats à Montréal pour la mafia.

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M. Milioto a soudainement exprimé des remords d’avoir transporté autant d’argent comptant à M. Rizzuto pour M. Zambito.

«Si j’avais à le refaire, est-ce que je le referais une autre fois? Non. Mais dans la vie, on peut faire une erreur. Peut-être que c’est l’erreur de ma vie que j’ai faite là. Je ne suis pas fier de ce que j’ai fait, mais je l’ai fait sans penser à ce qui pouvait m’arriver. Je pensais que c’était une chose banale. Mais dans le contexte d’aujourd’hui, je comprends que ce n’est pas une chose banale», a admis M. Milioto.

La mafia? Connais pas!

Quand le commissaire Renaud Lachance lui a demandé pourquoi il ne le referait pas, il a répondu qu’il a entendu à la Commission Charbonneau beaucoup de choses qu’il ignorait. Mais il y a aussi entendu «beaucoup de menteries sur moi», a-t-il objecté.

«Étiez-vous chargé de collecter 2,5 pour cent pour la mafia?» lui a carrément demandé Me Lebel. «Non», lui a simplement répondu M. Milioto.

D’ailleurs, il a même affirmé sous serment qu’il ne savait pas ce qu’était la mafia ni la Cosa Nostra, et qu’il n’en a entendu parler que dans les médias du Québec, lui qui est arrivé de la Sicile à l’âge de 18 ans.

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«Je ne suis pas membre du crime organisé», a-t-il lancé.

Étonnamment, dans certaines des vidéos d’échanges d’argent au Café Consenza rediffusées par la commission, M. Milioto remet les liasses de billets à Rocco Sollecito, même quand Nick Rizzuto père est aussi à ses côtés. M. Milioto avait pourtant prétendu qu’il devait remettre cet argent à Nick Rizzuto père au nom de Lino Zambito. Mais il remet l’argent indirectement, en passant par Rocco Sollecito.

«Ce n’est pas parce que monsieur Sollecito est plus élevé que vous hiérarchiquement (et que vous ne pouvez le remettre directement à M. Rizzuto)?» lui a demandé Me Lebel.

M. Milioto a nié, justifiant le recours à cet intermédiaire par le fait que M. Rizzuto était alors momentanément au téléphone, par exemple, ou qu’il se trouvait à une distance de quelques centimètres de plus de lui que M. Sollecito.

Argent comptant

Elle lui a aussi demandé pourquoi on le voyait lui-même, dans certaines vidéos, compter des liasses de billets devant M. Rizzuto. «Il me demande de compter de l’argent, je lui donne un coup de main pour le compter», a-t-il répliqué, y voyant quelque chose de «banal».

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«Vous ne vous souvenez pas pourquoi vous empruntez de l’argent au chef de la mafia de Montréal? Vous ne vous souvenez pas pourquoi le chef du clan Rizzuto de la mafia de Montréal vous demande de compter de l’argent? Vous ne vous souvenez pas pourquoi il vous en donne? Vous ne vous souvenez pas pourquoi vous le mettez dans vos bas?» lui a demandé Me Lebel.

À chaque fois, M. Milioto a assuré qu’ils ne parlaient pas de cet argent entre eux, bien qu’on les voyait compter de l’argent, s’échanger de l’argent. Ils ont parlé «de la température, des vacances», a-t-il soutenu.

Les médias avaient beau identifier M. Rizzuto comme le parrain de la mafia montréalaise, «il faut en prendre et en laisser», a-t-il objecté, ajoutant qu’avec lui, M. Rizzuto a toujours été «gentil» et «une bonne personne».

M. Milioto ne s’est pas non plus intéressé à savoir ce que faisaient d’autres entrepreneurs en construction au Café Consenza au fil des ans. Ce n’est pas de ses affaires, a-t-il répété. Et il respecte les gens, qu’ils soient ingénieurs, entrepreneurs ou avocats. «Vous me respectez; je vous respecte. Vous me maltraitez, je peux vous maltraiter de la même façon que vous me maltraitez», a-t-il lancé.

La phrase, qui peut être lourde de sens, a été reprise par la juge Charbonneau, qui a semblé y voir une menace indirecte envers la procureure de la commission, Me Lebel. Elle lui a demandé des précisions sur «la façon dont vous pourriez maltraiter Me Lebel», mais M. Milioto s’est défendu d’avoir voulu menacer l’avocate, affirmant qu’il voulait dire qu’il respectait tout le monde, peu importe le métier.

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M. Milioto a aussi été conseiller de l’association Cattolica Eraclea. Cette association, a-t-il assuré, ne visait qu’à réunir des gens d’ici qui venaient de ce village de la Sicile. Elle organisait trois événements par année et M. Milioto vendait, pour ce faire, des billets. Et les revenus de cette vente, il les remettait à quelqu’un d’autre de l’association, au Café Consenza.

Plus performant

Si une poignée seulement d’entreprises se sont maintenues dans le secteur de la construction de trottoirs à Montréal, au fil des ans, ça n’a rien à voir avec la collusion, c’est parce qu’elles étaient performantes, a aussi soutenu Nicolo Milioto, mercredi, devant la Commission Charbonneau.

L’ancien président et fondateur de Mivela Construction a été invité par la procureure chef de la commission, Me Sonia Lebel, à expliquer pourquoi, des 53 entreprises qui étaient allées chercher un document de soumission au moins une fois à la Ville de Montréal en 1996, 45 ont peu à peu cessé de le faire ou sont disparues.

Au fil des ans, il n’en est plus resté que cinq ou six, dont les propriétaires fréquentent tous le Café Consenza _ identifié par les policiers comme le quartier général de la mafia montréalaise _ et provenaient du même village sicilien Cattolica Eraclea, a relevé Me Lebel.

«C’est parce qu’on est plus performant», a justifié M. Milioto.

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Et quoi qu’en pensent la commission et les témoins qui devant elle ont parlé de collusion dans le secteur des égouts et aqueducs, puis des trottoirs, «c’était ouvert à tout le monde», a certifié M. Milioto.

«On travaille fort» dans la construction, «on travaille avec nos mains», a ajouté celui que d’autres témoins ont surnommé «Monsieur trottoir».

Me Lebel lui a demandé si la survie de son entreprise et de seulement une poignée d’autres, au fil des ans, n’était pas plutôt due au fait qu’elles s’étaient réparties les contrats entre elles, qu’elles avaient peu à peu fermé le marché et que lui-même avait des liens avec le crime organisé.

«Non madame», a répété à chaque fois M. Milioto.

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