Corruption: le cartel de l’asphalte a fait grimper les coûts

Partagez
Tweetez
Envoyez

Publié 28/05/2013 par Lia Lévesque (La Presse Canadienne)

à 17h14 HAE, le 28 mai 2013.

MONTRÉAL – Le ministère des Transports du Québec a aussi été victime du cartel de l’asphalte pendant des années, a affirmé mardi à la Commission Charbonneau Gilles Théberge, ex-directeur de l’entreprise Sintra.

Mais des directeurs territoriaux du ministère ont bénéficié des largesses de Sintra. Ils ont été invités à des partys d’huîtres et voyages de pêche au saumon, a ajouté le témoin.

Les entrepreneurs cherchaient à se partager les territoires, comme c’était le cas sur la Rive-Nord de Montréal et la Rive-Sud, mais en se basant aussi sur la proximité de leurs usines d’asphalte par rapport aux projets à réaliser, a-t-il souligné.

La collusion des entrepreneurs dans les contrats du MTQ touchait les contrats d’asphaltage, mais pas les autres travaux de construction du ministère, a-t-il expliqué.

Publicité

Au premier rang

Sintra a été un acteur majeur dans l’asphalte et d’autres travaux pour le ministère des Transports du Québec, ayant décroché pas moins de 1,645 milliard $ de 1997 à 2012 pour les contrats de travaux divers, selon les tableaux déposés par la Commission.

Sintra était au premier rang des entreprises pour le MTQ, suivie de DJL avec 1,016 milliard $, a relevé Me Claudine Roy, procureure de la commission.

«On est en mesure de voir que 50 pour cent de ces contrats (du ministère) en valeur sont distribués à moins de 19 entreprises», a signalé Me Roy.

Du montant global des contrats accordés à Sintra, 863 millions $ avaient trait à des travaux d’asphaltage principalement. Là encore, Sintra arrive au premier rang des entrepreneurs, devant DJL, avec 518 millions $.

«Sintra obtient plus du quart de la valeur des contrats octroyés par le ministère des Transports», a relevé Me Roy.

Publicité

Le plus gros client

M. Théberge a confirmé que pour Sintra aussi, le ministère était un «donneur d’ouvrage» important. «C’est un chiffre qui m’avait été lancé par mon président: que notre plus gros client, c’était le ministère des Transports, et que c’était 60 pour cent de notre chiffre d’affaires», a-t-il rapporté.

En contre-interrogatoire, l’avocat du Procureur général, Me Benoît Boucher, a tenté de lui faire dire que comme il avait quitté Sintra en juin 2000, il ne pouvait affirmer avec certitude que le ministère avait continué d’être victime du cartel de l’asphalte. Mais M. Théberge a maintenu sa version.

«Ce n’est pas parce que moi j’ai quitté le secteur asphalte en l’an 2000 que la collusion s’est arrêtée. Ce n’est pas Gilles Théberge qui pouvait arrêter la collusion chez Sintra. Je pense vraiment que la collusion a continué au point de vue du MTQ. J’en suis pratiquement sûr. Je n’ai pas de faits précis, mais c’était ancré dans l’entrepreneur comme tel cette collusion-là», a-t-il opiné.

Il a déjà témoigné du fait qu’il a quitté Sintra le 15 juin 2000 après que sa voiture ait explosé. Selon lui, Sintra avait voulu pousser trop loin la collusion.

Interrogé par le commissaire Renaud Lachance, M. Théberge a admis que le fait que la prise de décision ait lieu à Québec plutôt que dans les directions territoriales concernées du ministère des Transports a pu favoriser la collusion, puisque Québec est moins au courant de la situation du marché dans chaque région. «Ça n’a sûrement pas nui», a opiné M. Théberge.

Publicité

Directeurs choyés

Sintra traitait bien les directeurs territoriaux du ministère. Son vice-président au marketing organisait chaque année un party d’huîtres dans un manoir à Gould, dans les Cantons-de-l’Est, pour 100 à 150 personnes, où steak et huîtres étaient servis à volonté. Sintra emmenait ses invités en autobus: des maires, directeurs généraux de villes, ingénieurs conseils, en plus des directeurs territoriaux du ministère, a précisé M. Théberge, qui ne se rappelait d’aucun nom. S’il restait des huîtres, les gens partaient même avec, a-t-il raconté.

M. Théberge a aussi assisté à un voyage de pêche au saumon près de l’Anse Saint-Jean, pour 10 ou 12 personnes, en compagnie de directeurs territoriaux du ministère. Lui ne s’y est rendu qu’une seule fois et il y avait emmené dans sa voiture un représentant du ministère.

Il a aussi pris le lunch avec des directeurs territoriaux du ministère à Ormstown, Napierville, Saint-Jérôme, Montréal et Lachute. Ceux-ci lui donnaient des informations sur les projets à venir, ce qui facilitait la préparation de son propre budget.

Mais il assure que les mêmes informations devaient être livrées à d’autres entrepreneurs et que, de toute façon, les informations dont il bénéficiait allaient être connues un mois ou deux plus tard.

Hausse de 80% à Montréal

La Ville de Montréal a aussi subi une étonnante augmentation des coûts de l’asphalte entre 1999 et 2000, soit de 80 pour cent en un an. En 2000, la fourniture d’asphalte par DJL, Simard-Beaudry et Sintra à la Ville de Montréal coûtait 4,7 millions $.

Publicité

Mais la collusion n’explique pas à elle seule cette augmentation subite du coût, bien que la première réunion du cartel de l’asphalte ait aussi eu lieu en 2000, a avancé M. Théberge.

Une note présentée à la commission explique qu’en 1998, il y avait eu une «importante diminution» du coût de l’asphalte. L’appel d’offres de janvier 1999 reflétait donc ce contexte de coût exceptionnellement bas. L’appel d’offres de janvier 2000 reflète donc une augmentation soudaine par rapport à l’année 1999 marquée par de bas prix.

Moindre qualité

Lundi, Gilles Théberge avait confirmé que l’asphalte dans la région de Montréal était de plus mauvaise qualité qu’il y a «une dizaine d’années, si c’est pas un peu plus», contribuant ainsi aux nombreux nids-de-poule et pavages à refaire ponctuellement.

Devant la Commission Charbonneau, M. Théberge a ainsi admis ce que bien des citoyens montréalais soupçonnent depuis longtemps.

«Je ne suis pas un grand spécialiste en asphalte, mais je pense que d’année en année, les raffineries raffinent de plus en plus le produit brut avec un système de ‘cracker’. Ils vont chercher tout ce qu’ils peuvent dans le produit brut pour faire des huiles. Et ce qu’il reste comme résidus est envoyé pour faire de l’asphalte. On pourrait dire que c’est comme un citron: plus que tu le presses, moins qu’il va en sortir à l’autre bout. Alors ce qui sort vraiment des raffineries est de moindre qualité qu’avant, selon moi», a-t-il expliqué.

Publicité

Le boss Vaillancourt

M. Théberge a par ailleurs relaté une rencontre qu’il a eue avec le maire de Laval Gilles Vaillancourt, après que Sintra eut acheté l’usine d’asphalte de Demix, en 1995, et ait voulu percer le marché lavallois. L’entrée dans le marché lavallois était laborieuse, même si Sintra est une entreprise internationale.

Selon lui, lors d’une rencontre dans un club de tennis pour un petit-déjeuner, le maire a tenu un discours «de politicien», à mots couverts, mais qui signifiait pour l’essentiel qu’il fallait participer au système de collusion déjà en place ou se résigner à ne pas avoir de contrat à Laval.

«J’en retiens que si on veut vivre à Laval et si on veut y travailler, il va falloir embarquer dans le système ou, sinon, revendre l’usine d’asphalte et s’en aller», a-t-il résumé.

Dès 1985?

Déjà à cette époque, M. Théberge était au courant de l’existence d’un système à Laval. «Avant 1990, peut-être 1985 _ ça fait longtemps que le système existe à Laval _, j’avais un ami qui avait une entreprise qui m’avait expliqué comment, à Laval, eux réussissaient un petit peu à s’organiser pour vivre plus ou moins dans la concurrence», a-t-il relaté.

Il a précisé que la Ville de Laval lançait toujours 10 ou 15 appels d’offres en même temps, de façon à ce que chaque entrepreneur de Laval décroche un contrat et y trouve satisfaction.

Publicité

Quelques jours après le lancement de l’appel d’offres public, Claude DeGuise, alors directeur du service de l’ingénierie à Laval, informait un entrepreneur donné qu’il était gagnant de l’appel d’offres X. Il lui donnait aussi la liste des autres preneurs de documents d’appels d’offres. Il appartenait alors à l’entrepreneur gagnant d’appeler ses concurrents pour les informer qu’il avait remporté l’appel d’offres X. Certains de ceux-ci faisaient alors une soumission de complaisance, alors que d’autres s’abstenaient de déposer une soumission, a expliqué M. Théberge.

M. Théberge a été clair: bien que ce soit M. DeGuise qui transmettait l’information aux entrepreneurs dans ce système, le vrai patron était le maire de Laval. «M. DeGuise ne décidait pas qui allait avoir les contrats. Le boss leur donnait les directives pour dire ‘untel va avoir un projet, l’autre va avoir un projet’. (…) Pour nous, le boss c’était monsieur Vaillancourt.»

Redevance de 2%

Lorsqu’il était chez Sintra, de 1996 à 2000, il estime avoir remis entre 100 000 $ et 125 000 $ à Marc Gendron, de Tecsult _ qui a déjà témoigné devant la commission _ soit ses redevances pour environ 6 millions $ de projets.

Après qu’une bombe ait été placée sous son véhicule et ait explosé, en juin 2000, M. Théberge a quitté Sintra. Il est passé chez Valmont Nadon en 2001.

Là encore donc, il a dû payer la redevance équivalant à 2 pour cent de la valeur des contrats obtenus de la Ville de Laval. Il versait son «dû» à Roger Desbois, de Tecsult, qui a déjà témoigné devant la commission.

Publicité

Au total, de 2001 à 2010, il estime avoir payé entre 1,1 et 1,2 million $ lorsqu’il travaillait pour Valmont Nadon, toujours payés à Roger Desbois.

Lors de son témoignage devant la commission, M. Desbois avait estimé avoir recueilli 2,7 millions $ auprès de l’ensemble des entrepreneurs de Laval, ce qui est nettement sous-estimé, a laissé entendre M. Théberge. «Ca voudrait dire que moi, seulement ma partie à moi, j’en aurais donné pratiquement la moitié? J’ai trouvé qu’il y avait quelque chose qui ne tenait pas la route. Je vous laisse la réponse», a lancé M. Théberge à la commission.

Il n’a pu évaluer lui-même le montant payé par l’ensemble des entrepreneurs de Laval au parti PRO des Lavallois, mais a invité la commission à calculer une redevance de 2 pour cent pour l’ensemble des contrats octroyés par la Ville de Laval pendant la période donnée et dans les secteurs d’activité donnés.

«Tout le monde, les entrepreneurs, payaient leur redevance de 2 pour cent. Et je pense que tout le monde payait; tout le monde payait parce que le maire, aussi, s’informait si les entrepreneurs étaient à date dans les comptes à recevoir», a-t-il résumé.

Il a déjà estimé qu’avec la collusion, le profit des entrepreneurs atteignait 30 pour cent, voire davantage si les travaux étaient bien exécutés. En libre concurrence, le profit était de 0 pour cent au début de l’année, de 6 à 8 pour cent durant l’année et 10 pour cent à la fin de l’année, quand l’entrepreneur «a beaucoup d’ouvrage».

Auteur

Partagez
Tweetez
Envoyez
Publicité

Pour la meilleur expérience sur ce site, veuillez activer Javascript dans votre navigateur