Commission Charbonneau: une experte de la mafia italienne à la barre

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Publié 18/09/2012 par Lia Lévesque (La Presse Canadienne)

à 12h11 HAE, le 19 septembre 2012.

MONTRÉAL – La criminologue spécialisée sur la mafia italienne Valentina Tenti a terminé son témoignage devant la Commission Charbonneau, mercredi, sans vraiment aborder la question de la présence du crime organisé dans l’industrie de la construction au Québec.

Contre-interrogée à ce sujet par l’avocat de l’Association de la construction du Québec, Me Daniel Rochefort, Mme Tenti a refusé d’aborder la question du Québec, bien que son travail en cours à l’Université de Montréal porte en partie sur le thème de la perception de la mafia par la communauté italienne d’ici.

Elle a indiqué qu’elle s’affairait encore à valider la collecte de données qu’elle a effectuée et que sa recherche effectuée dans le cadre de ses études postdoctorales ne serait pas terminée avant le mois de décembre. «En tant que chercheuse, ce que je dis doit être basé sur des données précises, pas des opinions», a-t-elle expliqué.

Mme Tenti détient un doctorat en criminologie et a fait des recherches sur le phénomène de la mafia italienne et de son infiltration de l’économie légale, notamment la construction. Elle a témoigné toute la journée mardi et était contre-interrogée mercredi.

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De plus, par la voie de la procureure de la commission, Me Sonia Lebel, l’Ordre des ingénieurs a tenté de savoir de Mme Tenti si les firmes d’ingénieurs et d’architectes en Italie avaient été infiltrées par la mafia.

Mme Tenti a répondu qu’il ne fallait pas se borner à ne regarder que la mafia, mais aussi les comportements de collusion et de corruption, et qu’à ce chapitre, ces professionnels en Italie pouvaient également être concernés, sans être infiltrés par la mafia.

Tout au long de son témoignage, Mme Tenti a conseillé à la commission de ne pas s’attarder seulement à la présence ou pas de la mafia, mais aux comportements de collusion, de corruption, aux failles du système qui sont exploitées par certaines personnes, quelles qu’elles soient. «C’est le système qui est le problème», a-t-elle témoigné.

Monopole du béton

Pour illustrer l’importance acquise par la Cosa Nostra dans l’industrie de la construction du secteur public, dans les années 1950 en Italie, elle a rapporté qu’à l’époque, une enquête avait démontré que des 4000 permis de construction émis par les municipalités de la région de Palerme, 2500 l’avaient été à trois personnes. Et ces personnes n’avaient pas de compétence dans l’industrie de la construction, servaient en fait de prête-nom.

La Cosa Nostra compte plusieurs familles et a une structure qu’elle a qualifiée de démocratique, qui tient notamment des élections annuelles, a un code d’honneur. Au début des années 2000, une agence spécialisée avait dénombré 181 familles de la Cosa Nostra qui étaient actives en Sicile.

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Les procédés sont nombreux, a témoigné Valentina Tenti. Elle a parlé d’extorsion, d’intimidation et violence, de corruption, de collusion, mais aussi de paiement de «pizzo», d’obligation d’acheter tant de matériaux de telle compagnie et au prix demandé, d’obligation d’embaucher tel individu, de fausse facturation, d’utilisation de matériaux de moindre qualité, d’ententes de cartels pour se partager les contrats, de stratagèmes frauduleux divers.

Certaines entreprises sont carrément détenues par la mafia, alors que d’autres sont tenues de faire affaires avec ces entreprises exploitées par la mafia, a-t-elle rapporté.

En Italie, la mafia a contrôlé ce qu’elle a décrit comme «les trois piliers» de l’industrie de la construction: les matières premières comme le béton, la main-d’oeuvre et le financement.

Par le monopole du béton que la mafia a créé, par exemple, elle a réussi à contrôler les prix, les ventes, les commandes et les contrats, a relaté la chercheuse italienne, qui collabore au Centre international de criminologie comparée de l’Université de Montréal.

Mme Tenti a longuement expliqué comment fonctionnent trois des groupes traditionnels du crime organisé, à savoir la Cosa Nostra (sicilienne), la Camorra (napolitaine) et la Ndrangheta (calabraise): prestation de serment, Dix commandements, code d’honneur, rites d’affiliation, les hommes d’honneur et les «autres» hommes, etc.

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Par ailleurs, celui qui devait témoigner par la suite, le policier Mike Ammato, de la police de York, à Toronto, n’était pas disponible, a annoncé la procureure de la commission, Me Sonia Lebel. La commission a donc ajourné ses travaux jusqu’à jeudi matin.

Les mécanisme d’infiltration du crime dans la construction

Lundi, à la reprise des travaux de la Commission Charbonneau, la juge France Charbonneau avait indiqué que les audiences de l’automne porteront sur les mécanismes d’infiltration du crime organisé dans l’industrie de la construction.

La commission entendra notamment des témoins qui rapporteront comment divers contrats de construction de trottoirs, d’égouts et d’asphalte ont été octroyés à Montréal.

«Ces témoins indiqueront de quelle façon des entreprises oeuvrant dans ce secteur se sont réparti des contrats, de quelle façon des fonctionnaires de la Ville auraient été soudoyés et comment une partie de l’argent aurait été recueilli pour des partis politiques municipaux», a relaté la présidente de la commission, dans son allocution d’ouverture pour la reprise des travaux après l’ajournement de l’été.

Certains témoins évoqueront le nom d’élus de Montréal et Laval, a prévenu la juge Charbonneau, qui a mis la table pour les mois d’audiences à venir de la commission.

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À la fin de l’automne et au début de 2013, la commission s’attardera au monde syndical de la construction, sous le même angle de la possible infiltration de syndicats légitimes par des organisations criminelles.

«La violence et l’extorsion présentes sur certains chantiers de construction retiendront aussi notre attention», a noté la juge Charbonneau.

Elle a précisé que des enquêtes pour la commission étaient en cours sur la Côte-Nord, en Abitibi, à Trois-Rivières, en Estrie et à Québec.

La commission a reçu «tout près de 1650 appels, courriels, lettres et télécopies provenant des différentes régions du Québec» et ayant trait aux sujets qui seront traités devant elle, a précisé la juge Charbonneau.

«Au fil des témoignages, vous constaterez rapidement que le crime organisé n’attaque pas le système; il l’utilise. Il exploite ses vulnérabilités. Il saisit les opportunités; il ne les crée pas», a résumé la procureure de la commission, Sonia Lebel, qui a livré un bref exposé après la juge Charbonneau.

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«L’infiltration et le rôle de l’économie légale peut prendre plusieurs formes. Pour plusieurs acteurs du système, les liens avec le crime organisé, le partage des contrats, les ententes, les cadeaux ne sont en fait que les façons de faire des affaires. Ce qu’il faut comprendre et combattre, c’est ce processus de normalité qui s’est installé, cette impression de ne pas pouvoir faire autrement, consentant ou non», a conclu Me Lebel.

Paix syndicale et placement

L’auteur d’un ouvrage sur les relations de travail dans l’industrie de la construction au Québec, Louis Delagrave, a ensuite témoigné sur l’historique des syndicats, des associations d’employeurs et des négociations. Il en ressort que des tensions ont presque toujours existé entre les différents syndicats de la construction.

M. Delagrave a admis que depuis que la négociation des conventions collectives dans la construction s’effectue par secteur – industriel, par exemple, ou voirie et génie civil – entre les associations patronales et syndicales, soit depuis 1995, «on peut clairement dire que ça va bien sur le plan des relations de travail» au Québec.

«Si on regarde les statistiques sur les arrêts de travail dans la construction, le Québec se compare avantageusement aux autres provinces. On peut dire qu’on est dans une paix syndicale qu’on n’a pas connue… Pendant les années 1970 on était le mauvais élève, maintenant dans les années 1990 et depuis les négociations sectorielles, il n’y a pas eu de grande grève», a-t-il témoigné.

Par ailleurs, M. Delagrave s’est trouvé à confirmer les dires des deux principales organisations syndicales de la construction _ la FTQ-Construction et le Conseil provincial du Québec des métiers de la construction (International) _ qui ont toujours soutenu que le placement syndical ne concernait en fait qu’une proportion limitée de cas. La nouvelle loi 33 interdira le placement syndical de main-d’oeuvre.

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«Le placement syndical – l’enquête a été faite en 1978 – n’est que de 12 ou 15 pour cent de la main-d’oeuvre. Et c’est dans certains métiers en particulier, industriels», a précisé M. Delagrave.

Dans la majorité des cas, les embauches se font par relation directe, c’est-à-dire un entrepreneur qui connaît déjà les ouvriers, a-t-il témoigné.

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D’autres reportages de la Presse Canadienne sur les audiences de la Commission Charbonneau.

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