Commission Charbonneau: des gestionnaires rigoureux auraient dû voir le stratagème

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Publié 23/10/2012 par Lia Lévesque (La Presse Canadienne)

25 oct 2012 16h53

MONTRÉAL _ Le commissaire Renaud Lachance a laissé entendre, jeudi à la Commission Charbonneau, que des gestionnaires compétents et rigoureux auraient dû déceler les indices de l’existence d’un système de collusion et de corruption qui sévissait à la Ville de Montréal dans le département des égouts, dans les années 2000.

« Il me semble qu’un gestionnaire compétent le moindrement était assez capable de vous identifier assez vite, parce que les coûts augmentent de 30 pour cent… On parle de collusion, vous fréquentez les entrepreneurs, vous contrôlez les estimés, vous aidez à l’approbation des projets. Il me semble qu’il y a tellement d’indices que c’était pas trop, trop difficile de vous pincer. C’est assez clair que quelqu’un qui est un peu allumé trouve ça assez vite », a lancé le commissaire, lui-même un ancien vérificateur général du Québec.

L’ex-ingénieur municipal montréalais Gilles Surprenant a poursuivi jeudi son témoignage devant la Commission Charbonneau. Il a été contre-interrogé par les avocats de l’Association de la construction, du parti Union Montréal et de la Ville de Montréal.

Après avoir affirmé mercredi qu’il ne s’était plaint ni à la police ni à ses supérieurs du système de collusion et de corruption en place dans son service des égouts, il a indiqué jeudi qu’il n’avait pas non plus avisé le service du vérificateur général de la Ville. Il a rencontré un vérificateur une seule fois, durant 10 minutes, pour parler d’un dossier précis, a-t-il relaté.

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700 000 $

La présidente de la commission, France Charbonneau, a par ailleurs indiqué que selon ses calculs, c’est 736 000 $ que M. Surprenant a touchés en pots-de-vin jusqu’en 2008, plutôt que de 580 000 $ à 600 000 $, comme il avait globalement évalué. Et ce, sans compter les parties de golf, billets de saison pour le hockey, soupers au restaurant et bouteilles de vin, a-t-elle souligné.

L’ingénieur retraité a aussi dû admettre que le premier pot-de-vin qu’il a accepté de Frank Catania remonte à 1988 et non 1991 comme il l’avait dit. Comme il a admis avoir touché des pots-de-vin jusqu’en décembre 2008, cela couvre une période de 20 ans. Il maintient toutefois n’avoir rien touché entre 1988 et 1995.

« Très repentant »

Du bout des lèvres, il a fait un acte de contrition, se disant « très repentant » d’avoir participé à ce système de corruption de fonctionnaires par des entrepreneurs en construction. Il a dû admettre qu’il avait indirectement volé les contribuables. « Je regrette amèrement tout ce qui s’est passé. Les dix dernières années ont été catastrophiques. Je n’aurais jamais dû accepter ces montants-là et faire ça », a dit M. Surprenant.

Bien qu’il se soit dit « très repentant » et désormais un homme honnête, l’avocat d’Union Montréal, Me Michel Dorval, lui a fait dire qu’il y a un mois, un mois et demi, il avait vendu à sa fille sa maison qui vaut 350 000 $ pour la somme symbolique de 1 $.

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« Est-ce que vous voyez là-dedans une façon de ne pas vous la faire saisir et d’avoir à éviter de rembourser à la Ville de Montréal les 700 000 $? Est-ce que d’agir comme ça n’est pas en fraude des droits de vos créanciers, (une façon) de vous départir de votre patrimoine? » lui a demandé Me Dorval.

« Non, je n’ai pas pensé à ça », a rétorqué M. Surprenant, ajoutant que cette maison représentait à ses yeux l’héritage qu’il laisserait à sa fille.

À son tour, l’avocat de la Ville de Montréal, Me Martin St-Jean, a tenté de faire passer M. Surprenant pour un homme qui rejetait toujours les blâmes sur d’autres, arguant qu’il avait accepté tout cet argent par simple « cupidité » et pour jouir de petits plaisirs comme le golf, le vin, les bons soupers.

Il a tant insisté que la présidente de la commission, France Charbonneau, est intervenue pour lui dire que le témoin Surprenant avait déjà « admis tous ses crimes » et que « ce n’est pas son procès qu’on est en train de faire ».

Il a aussi précisé qu’il allait souvent jouer au casino pour soi-disant écouler l’argent provenant des entrepreneurs, soit cinq fois par semaine. Il a estimé y avoir perdu 700 $ à 800 $ par semaine.

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Golf avec Rizzuto

Me St-Jean l’a notamment contre-interrogé sur la partie de golf qu’il a jouée en République dominicaine avec son ami ingénieur Luc Leclerc, l’entrepreneur Tony Conte, de Conex Construction, et le parrain de la mafia montréalaise Vito Rizzuto.

Au départ, il ignorait que Rizzuto serait présent, puisque l’entrepreneur Conte lui avait seulement dit qu’il inviterait son associé. Quand il a vu Rizzuto avant le départ de l’avion, il n’a « pas senti de message direct ou indirect » dans cette présence. Il dit l’avoir simplement considéré comme l’associé de Tony Conte et avoir décidé de jouer au golf comme prévu.

M. Surprenant a terminé jeudi son témoignage devant la commission. Il l’a conclu par une brève déclaration. « Je voudrais simplement m’excuser auprès de la population et dire que je regrette sincèrement tout ce que j’ai fait. »

La Commission reprendra ses travaux lundi avec un témoin dont elle n’a pas révélé l’identité.

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Par ailleurs, la Ville de Laval a obtenu à son tour le statut de participant à la commission. À ce titre, son avocat jouira du droit de contre-interroger lui-même les témoins sur les contrats publics octroyés par la Ville de Laval.

Les entrepreneurs blâmés

Mercredi, Gilles Surprenant avait blâmé les entrepreneurs en construction, lors de son témoignage devant la Commission Charbonneau, en affirmant que « le phénomène de corruption, c’est un phénomène qui origine de la part des entrepreneurs aussi. Au départ, un fonctionnaire corrompu, dans mon cas en tout cas, ça n’existe pas. C’est un fonctionnaire qui a été corrompu. »

Tout au long de cette journée, il a tenté d’atténuer son rôle dans ce stratagème, bien qu’il ait admis qu’il gonflait lui-même le prix des contrats, ultimement jusqu’à 30 ou 35 pour cent, pour satisfaire l’appétit des entrepreneurs qui s’entendaient dès le départ entre eux pour s’accorder tour à tour les contrats municipaux.

M. Surprenant est allé jusqu’à dire qu’il avait été « ébranlé » quand son collègue ingénieur et ami, Luc Leclerc, lui avait appris qu’une quote-part de trois pour cent de la valeur des contrats était versée « au comité exécutif » de la Ville de Montréal. Pourtant, à la même époque, il touchait lui-même des milliers de dollars en pots-de-vin de la part des entrepreneurs.

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La juge Charbonneau a pris la peine de lui demander pourquoi il se disait « ébranlé » qu’une quote-part soit censément versée à des membres du comité exécutif, alors que lui-même en touchait une depuis des années. M. Surprenant n’a pu que répondre qu’il avait été surpris de l’apprendre « directement » comme ça.

Pas à moi d’appeler la police

Comme M. Surprenant semblait se déresponsabiliser du système de collusion et corruption auquel il participait, le procureur de la commission l’a pris de front.

N’est-il pas vrai de dire que « chacun a besoin de chacun? Les entrepreneurs ont besoin de vous. Vous, un moment donné vous avez dit que vous étiez malheureux de recevoir de l’argent, mais vous en avez reçu de l’argent! » s’est exclamé Me Gallant.

« Quand vous dites que moi, j’avais besoin des entrepreneurs, je suis en total désaccord. Il n’y a personne à la Ville de Montréal qui voulait un système de collusion comme ça », s’est défendu M. Surprenant.

Quand Me Gallant et la juge Charbonneau lui ont demandé pourquoi il n’a pas appelé la police, il a encore jeté le blâme sur d’autres personnes. « Tout le monde était au courant chez nous. J’en parlais ouvertement à mes supérieurs. Je pense que ce n’était pas mon rôle à moi, directement, simple fonctionnaire, d’appeler la police pour ça. Mes patrons étaient au courant de cette situation-là et, pendant neuf ans, il n’y a pas grand-chose qui a été fait », a lancé l’ingénieur retraité.

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La Commission a terminé d’examiner les 91 appels d’offres pour lesquels M. Surprenant a fait la conception des travaux entre 2000 et 2008, soit l’essentiel de ses projets.

Dans la presque totalité des cas étudiés, M. Surprenant a admis avoir touché des pots-de-vin, allant jusqu’à 22 000 $ par projet, de la part des entrepreneurs en construction. Son dernier pot-de-vin a été touché le 17 décembre 2008. Le total dépasserait les 700 000 $ quand on additionne les montants approximatifs qu’il rapporte avoir touchés pour chacun de ces projets.

Tout le monde savait

Mardi, Gilles Surprenant avait fini par admettre que c’était un secret de Polichinelle que lui et d’autres ingénieurs touchaient des pots-de-vin durant les années 2000.

« Est-ce qu’on peut affirmer que c’était un secret de Polichinelle? Tout le monde savait, mais personne ne voulait le savoir, mais tout le monde le savait qu’à la Ville, pendant une longue période de temps, les ingénieurs de tel département recevaient des ‘quotes’ des entrepreneurs », lui a demandé le procureur de la Commission Charbonneau, Me Denis Gallant.

« À ce que j’entends, possiblement que c’était un secret de Polichinelle, comme vous dites », a fini par laisser tomber M. Surprenant, après maintes hésitations.

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Mais même si l’existence d’un tel système de corruption était un secret de Polichinelle, aucun de ses supérieurs et aucun élu n’a tenté d’y mettre fin, malgré les nombreux indices, comme le fait qu’il s’agissait toujours des mêmes entrepreneurs qui remportaient tour à tour les appels d’offres et que leurs soumissions étaient à peu près au même montant.

La Commission a commencé à étudier un à un les 91 appels d’offres pour lesquels l’ingénieur retraité a fait la conception des travaux, au service des égouts et canalisations de la Ville de Montréal, entre 2000 et 2009.

Le procureur Denis Gallant a déjà affirmé que selon la Commission, M. Surprenant a touché des pots-de-vin pour l’essentiel de ces appels d’offres.

Quand il ne connaissait pas personnellement l’entrepreneur en construction qui avait remporté l’appel d’offres comme plus bas soumissionnaire conforme, c’est l’entrepreneur Tony Conte, de Conex, qui venait lui remettre l’argent à sa place, a-t-il témoigné.

M. Surprenant, qui affirme s’être senti « mal à l’aise » de participer à ce système de pots-de-vin, a pourtant témoigné du fait qu’il s’est parfois rendu en personne dans les bureaux des entrepreneurs pour toucher sa quote-part du contrat.

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Par ailleurs, le parti municipal Équipe Tremblay-Union Montréal a demandé et obtenu sur-le-champ le statut de participant à la Commission.

Ce statut lui permet d’avoir un avocat qui pourra contre-interroger directement les témoins, soit sur le financement des partis politiques, soit sur l’octroi et la gestion des contrats publics à Montréal, a précisé la juge France Charbonneau, en rendant sa décision.

Surprenant corrobore les dires de Zambito

Gilles Surprenant a corroboré plusieurs aspects du témoignage de Lino Zambito devant la Commission Charbonneau: système de collusion entre entrepreneurs à Montréal, quote-parts de 2,5 et 3 pour cent à payer, coût des contrats gonflé artificiellement pour satisfaire l’appétit des entrepreneurs, golf et billets de hockey payés par les entrepreneurs.

En prime, l’ingénieur retraité a admis avoir joué au golf deux fois avec Vito Rizzuto et un autre ingénieur de la ville, Luc Leclerc, dont une fois durant une semaine en République dominicaine, en acceptant que le tout soit défrayé par l’entrepreneur en construction Tony Conte, de Conex.

Il y avait d’abord l’équivalent de 2,5 pour cent de la valeur des contrats à verser « à une organisation criminelle qui se réunissait au Café Consenza », a confirmé l’ingénieur retraité. Il a déjà été mis en preuve devant la commission que les têtes dirigeantes de la mafia montréalaise se réunissaient à ce club social.

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Il y avait ensuite l’équivalent de trois pour cent de la valeur des contrats qui devait être versé « au comité exécutif » de la ville de Montréal, a affirmé M. Surprenant. M. Zambito avait fait référence au même pourcentage, mais en l’attribuant plutôt au parti du maire, Union Montréal.

On les « élimine »

L’ex-ingénieur a aussi corrigé ses propos de la semaine dernière. Après avoir dit jeudi dernier que lors d’une rencontre avec l’entrepreneur Frank Catania, en 1991, celui-ci lui avait dit: « ceux qui nous empêchent de manger, on les tasse », il a soutenu lundi qu’il lui avait plutôt dit: « ceux qui nous empêchent de manger, on les élimine ».

Il a avoué s’être alors senti « intimidé » et « mal à l’aise ». « J’avais peur des conséquences. Je dois avouer que depuis ces années-là, j’ai toujours pas mal vécu dans les contraintes de craintes latentes et de peur », a-t-il rapporté, visiblement ébranlé. Cette rencontre a résulté en un premier pot-de-vin de 3000 à 4000 $ après que l’entrepreneur eut obtenu le contrat.

De 1995 à 2000, l’ingénieur retraité a admis avoir reçu un pot-de-vin par année, soit environ 5000 $ par an. À partir de 2000, la cadence s’est accélérée.

Il a par ailleurs nié qu’il ait touché systématiquement 1 pour cent, au point de se faire appeler « Monsieur TPS » pour « Taxe pour Surprenant », comme l’avait rapporté Lino Zambito. Selon lui, seul M. Zambito a pratiquement payé autant.

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Jeudi dernier, M. Surprenant avait admis avoir touché près de 600 000 $ en pots-de-vin de 1991 jusqu’à 2009, lorsqu’il travaillait à la conception des plans et devis au service des égouts et canalisations de la ville de Montréal.

M. Surprenant a soutenu que d’autres employés de la ville ont aussi touché des pots-de-vin. Il a nommé François Thériault, Michel Paquet et Luc Leclerc, du service de la surveillance des travaux.

Et, selon lui, ses supérieurs Yves Themens et Robert Marcil approuvaient tous les rapports que lui-même rédigeait pour faire augmenter artificiellement les budgets, afin de satisfaire l’appétit des entrepreneurs.

Une fois, il se trouvait dans le bureau de son supérieur, M. Themens, quand celui-ci lui a dit de fermer la porte, lui a exhibé une liasse de billets de 100 $ en lui disant qu’il venait de rencontrer « Tony ». M. Surprenant en a conclu qu’il s’agissait de Tony Conte, de Conex Construction.

Collusion de 10 entrepreneurs

Dès 2000, un système de collusion a été mis en place par 10 entrepreneurs, a-t-il rapporté, causant une forte augmentation des prix de l’ordre de 20 à 25 pour cent au départ. Cela avait créé une « commotion ». Le prix du carburant avait bel et bien fait augmenter le coût du transport, mais pas à un tel niveau.

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Un système informatisé appelé Gespro a même augmenté automatiquement les prix unitaires des matériaux, en se basant sur les prix des trois années précédentes, causant lui-même une augmentation des prix. Et M. Surprenant les haussait parfois quand même, si l’écart était trop grand entre le programme Gespro et ce que les entrepreneurs voulaient payer.

En 2004-2005-2006, les coûts de construction dans les égouts, le pavage et les trottoirs étaient jusqu’à 30 à 35 pour cent plus élevés à Montréal que dans des villes comme Québec ou Toronto, a-t-il admis, citant une « étude » qui avait été réalisée.

« Mais est-ce qu’un geste a été posé quand la Ville a vu que c’était plus cher? » lui a demandé le commissaire Renaud Lachance, étonné. « Je n’ai vu aucun geste concret à cet effet-là », a admis M. Surprenant.

La « haute administration » de la Ville a quand même demandé une « vérification externe », qui a fait que trois contrats ont été annulés vers 2005-2006, parce que les écarts étaient trop grands.

Après cette annulation, il est apparu aux entrepreneurs que M. Surprenant ne leur était plus utile, puisqu’il n’arrivait plus à « faire passer » systématiquement leurs demandes de hausses de prix.

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L’ingénieur retraité a également décrit un climat de proximité entre les entrepreneurs en construction et certains employés de la ville de Montréal qui existait « surtout dans les années 2000 et avant, ça fonctionnait comme ça aussi ».

Dès 1976, il y avait un tournoi de golf pour 300 personnes, organisé par la direction des travaux publics de la ville, auquel des entrepreneurs participaient, a-t-il relaté.

Il a énuméré maints avantages reçus de la part des entrepreneurs en construction: parties de golf, dîners au restaurant, voyages, billets de hockey, bouteilles de vin aux Fêtes.

* * *
D’autres reportages de la Presse Canadienne sur les audiences de la Commission Charbonneau.

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