Afrique du Sud: Thabo Mbeki s’en va, les défis de la «Nation-arc-en-ciel» restent

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Publié 14/10/2008 par Fabien Cishahayo (Université de Sudbury)

L’Afrique du Sud vient de sortir, provisoirement du moins, d’une période de turbulences. Après avoir poussé vers la porte de sortie le président Thabo Mbeki, chouchou des institutions internationales, visionnaire et chantre de la renaissance africaine, mais mal aimé au sein de son parti, le Congrès National Africain, les dirigeants de ce parti ont joué la carte du changement dans la continuité.

Un leader conciliant, Kgalema Motlanthe, vice-président du parti, a été invité à prendre la place. Il s’est empressé de rappeler aux commandes certains ministres-clés de l’ancien gouvernement, qui avaient démissionné en guise de solidarité avec le président sortant.

Les marchés financiers étaient nerveux ; le rand, la monnaie nationale, commençait à perdre des plumes. L’inquiétude aura cependant été de courte durée. Trevor Manuel, le ministre des Finances à qui les analystes attribuent la stabilité de l’économie sud-africaine post-Apartheid et les taux de croissance constants (autour de 5%), a repris son poste. Tout est rentré dans l’ordre, après la prestation de serment de la nouvelle équipe, intervenue le 27 septembre.

Apparemment donc, tout est pour le mieux au pays de Madiba, le surnom affectueux donné par les Sud-africains à Nelson Mandela. Mais si on va au-delà des analyses de la presse, toujours prompte à célébrer l’ordre et la stabilité, on découvre un pays profondément déchiré, qui peine à solder les comptes de l’Apartheid et à panser les multiples blessures laissées par le régime raciste.

Thabo Mbeki, vient de quitter la Présidence après 13 ans au cœur du pouvoir sud-africain, dont 4 comme Vice-président à l’ombre d’un géant, Nelson Mandela. Ce dernier avait lui-même tiré sa révérence, avec une élégance exemplaire, après la fin d’un seul mandat. Mbeki avait hérité de la longue et lourde tâche de remplacer ce monument. Qu’il le veuille ou non, il ne pouvait pas ne pas apparaître comme un nain politique. Mais la façon dont il vient de quitter la scène politique fait de lui un héritier digne du grand homme, même s’il n’a pas écouté les mises en garde qu’il lui a faites.

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Une leçon de «savoir-partir?

On peut tirer deux leçons de ce départ précipité, une année seulement avant la fin du mandat défini par la Constitution. Il faut saluer le fait que le dirigeant accepte de céder sa place, sans s’accrocher comme le feraient nombre de ses pairs africains. C’est le signe que la démocratie sud-africaine est en marche.

Désavoué par les siens, qui l’ont poussé vers la sortie d’une manière peu élégante, Mbeki a gardé le sens de l’honneur et a fait preuve d’élégance, dans sa réponse à cette famille politique à laquelle il a consacré 30 ans de sa vie, et qu’il jure, la main sur le cœur, ne pas vouloir quitter. En se comportant comme un gentleman en ces moments d’épreuve, il a administré une leçon magistrale aux afropessimistes et à ses pairs africains!

Mais en même temps, Mbeki paie le prix de sa cécité politique. Celui qui s’est battu pour la renaissance de l’Afrique n’a pas entendu les murmures du peuple d’en-bas qui, dans les bidonvilles, peinait à boucler ses fins de mois. Son manque de jugement au sujet du SIDA a eu des conséquences désastreuses, dans un pays où 5 millions de personnes, c’est-à-dire pratiquement un citoyen sur 10, sont confrontés à la pandémie.

Ses atermoiements à résoudre la crise zimbabwéenne ont fait douter de sa capacité à assumer leadership que le poids économique de son pays le prédispose à jouer dans la géopolitique régionale et continentale. Son silence assourdissant, quand les étrangers subissaient la colère de la rue sud-africaine, ont semé l’émoi chez les Ambassadeurs africains accrédités à Pretoria.

Mbeki paie enfin le prix de sa surdité délibérée, face aux sages conseils de Mandela. Flairant chez son successeur la tentation du pouvoir autoritaire, avec les méthodes staliniennes qui l’accompagnent, notamment pour éloigner d’éventuels concurrents, Mandela avait, avec une sincérité et un sens de l’État qui l’honorent, averti son successeur contre un éventuel retour de manivelle. 9 ans après la prédiction, les faits lui donnent raison!

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Un espace politique verrouillé par l’AN

La deuxième leçon que l’on peut tirer de cette éviction ressemble plutôt à un constat amer: l’ANC, Congrès National Africain, qui fêtera son centenaire en 2012, exerce une telle emprise sur les institutions sud-africaines qu’il en devient un frein pour la démocratie. Le pouvoir corrompt, disait l’autre. Et le pouvoir absolu corrompt absolument. Fort de ses 75% de députés à l’Assemblée nationale, l’ANC peut ainsi faire et défaire les présidents à sa guise, transformant le reste des concitoyens en spectateurs d’un combat de titans entre deux leaders historiques.

C’est ce qui fait dire au politologue camerounais Achille Mbembe, professeur à l’université de Johannesburg: «C’est un coup d’Etat civil perpétré par la faction populiste et majoritaire de l’ANC. On peut essayer de l’habiller, mais cette décision est le fruit d’une lutte politique acharnée entre deux hommes, dont le vaincu, ironie du sort, n’est pas le présumé coupable».

La parenthèse représentée par la présidence de Kgalema Motlanthe ne durera que le temps d’organiser de nouvelles élections (en avril 2009) et de céder la place au tombeur de Mbeki, son rival Jacob Zuma. Cela rappelle trop les temps barbares où les partis uniques (iniques ?) régnaient en maîtres sur le continent. L’évêque anglican, prix Nobel de la paix, Mgr Desmond Tutu n’a pas manqué de dénoncer ce kidnapping des institutions républicaines par l’ANC.

Des fractures socio-économiques profonde

Mbeki, l’économiste froid et pragmatique, comme les Britanniques qui l’ont formé, s’en va donc, renié par son parti, chauffé jusqu’à incandescence par Jacob Zuma. Mais les problèmes de l’Afrique du Sud restent entiers. Certes, l’Apartheid politique est mort. Entièrement remodelé, l’espace politique sud-africain a donné sa place à la majorité noire, après des décennies de luttes sanglantes. Sur le plan économique, les choses sont beaucoup plus complexes que ce que veulent bien nous dire les médias.

En effet, grâce notamment à un programme de ségrégation positive, le Black Economic Empowerment, certains Noirs ont obtenu leur visa pour accéder au monde merveilleux des millionnaires. Mais la colère gronde au sein de la majorité de la population, qui habite cette «planète des naufragés», où la criminalité et le SIDA font rage, en marge à l’ombre du miracle économique.

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Dans un article intitulé «Une réforme agraire bloquée. Paysans sans terre d’Afrique du Sud», la journaliste belge Colette Braeckman écrivait en 2003: «Lors de son arrivée au pouvoir, en 1994, le Congrès national africain (ANC) s’était engagé à modifier un paysage où 60 000 fermiers blancs détenaient 87 % des terres cultivables, tandis que des millions de Noirs se partageaient les 13 % restants». Depuis, seul 1% des terres détenues par les Blancs auraient été redistribuées aux Noirs. Le chômage frappe 40% d’entre eux et 57% vivent sous le seuil de la pauvreté.

Et la façon cavalière dont Mugabe résout les problèmes de la terre au Zimbabwe séduit les ouvriers qui, sur les fermes blanches d’Afrique du Sud, peinent à gagner leur vie. Ils attendent impatiemment que l’État leur restitue la terre de leurs ancêtres que la Couronne britannique a attribuées par la force aux colons blancs, au crépuscule du 19ème siècle. Mais peut-on redistribuer ces terres sans occasionner l’effondrement de cette économie, axée notamment sur l’exportation?

Mbeki n’a pas manqué de rappeler ces pénibles réalités dans son dernier discours: l’économie, les finances, la gestion et le complexe militaro-industriel restent aux mains de la minorité blanche, alors que les Noirs sombrent dans «une pauvreté abjecte», a-t-il dit. Les Noirs continuent à végéter en marge d’une société riche et prospère qui ne redistribue pas les fruits de la croissance. Jacob Zuma, en voulant rassurer les investisseurs, a juré qu’il ne bouleverserait pas ce système. Mais dans la frange gauche du parti au pouvoir et dans les bidonvilles, on l’attend au tournant.

Mbeki avait les yeux rivés sur la Bourse de Johannesburg et sur les marchés financiers. Les exclus du miracle sud-africain attendent de voir un président qui regarde du côté des bidonvilles pour soulager la misère qui y règne. Certains voient dans Jacob Zuma ce leader qui rétablira l’équilibre, en faveur des damnés de la terre sud-africaine.

Mais le malaise de la société sud-africaine est aussi palpable du côté des petits Blancs qui, pendant l’Apartheid, vivaient de subventions octroyées par le gouvernement. L’Afrique du Sud post-Apartheid a organisé l’État de manière à servir désormais non plus 5 millions de Blancs, mais les 47 millions des citoyens de la «nation-arc-en-ciel». La fin de l’Apartheid a précipité ces populations blanches économiquement fragiles dans la pauvreté. Et là aussi, la colère couve, comme l’a constaté Jacob Zuma lui-même, lors d’une visite à ces «nègres blancs» d’Afrique du Sud.

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Quand stabilité rime avec pauvret?

Bon élève du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, l’Afrique du Sud a fait le pari de la stabilité et appliqué à la lettre les politiques destinées à maintenir les équilibres macro-économiques. Mais jusqu’à quand cette stabilité peut-elle voisiner avec une pauvreté aussi abjecte et aussi omniprésente? Les violences anti-immigrés de cet été, qui ont fait des dizaines de morts et terni l’image du pays, ont prouvé que les exclus déversent leur colère sur les étrangers, en situation régulière ou non. Demain, les cibles de cette colère pourraient être nationales.

Comme un Cassandre, Mgr Desmond Tutu a déjà averti ses compatriotes il y a quelques années que, si les nantis n’ouvrent pas leur cœur – et leur bourse – pour partager la richesse nationale, le pays risque, à terme, de connaître des explosions de violence.

«Damage control» ou comment restaurer la confiance des investisseur

Mbeki parti, la formation au pouvoir, l’ANC, plus divisée que jamais, s’est livrée à une stratégie de «damage control». Elle s’est empressée de signifier au reste du monde que le pays garde le cap de la stabilité. Mais cette économie barbare où, finalement, les changements cosmétiques ont été opérés pour intégrer une poignée de Noirs et de personnes de couleur au banquet de la minorité blanche, peut-elle voisiner avec un système politique plus inclusif?

Quatorze ans après l’avènement de la majorité noire aux commandes – la fin de l’Apartheid politique – l’Apartheid économique peut-il continuer à faire tant de ravages?

De la réponse que donneront les élites sud-africaines à cette équation dépendront les chemins que le pays empruntera demain, vers le gouffre ou vers l’atténuation des fractures socio-économiques. Le pays de Mandela devrait méditer cet avertissement de l’histoire contenue dans le livre Les raisins de la colère de John Steinbeck, publié en 1939: «Lorsque une majorité a faim et froid, elle prendra par la force ce dont elle a besoin».

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Après tout, le premier des droits de l’homme n’est-il pas celui de pouvoir manger à sa faim, comme le disait le président Roosevelt? Espérons pour ce beau pays que l’État saura opérer les ajustements nécessaires pour éviter un bain de sang ou un naufrage similaire à celui du voisin zimbabwéen.

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