Abou Dhabi: les nouveaux mirages

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Publié 26/04/2011 par Philippe Porée-Kurrer

Abou Dhabi. Le simple nom évoque les pétrodollars coulant à flots, une mosquée digne des plus grandes cathédrales, un futur spatioport pour les touristes des zones orbitales ou encore un hôtel à côté duquel les plus grands palais des cours d’Europe font doucement rigoler. Tout cela est vrai. Inutile d’insister sur la capacité de dépense des sujets du royaume; à les voir entrer en rangs serrés dans les boutiques les plus prestigieuses des centres commerciaux les plus extravagants et en ressortir les bras chargés, il est facile de croire que chacun ici est millionnaire par droit de naissance. Cependant, il faut le reconnaître, tout cet étalage ostentatoire de biens terrestres ne fait pas ombrage à la foi.

La mosquée Sheikh Zayed, dite avec raison «Grande mosquée», ne peut laisser indifférent. Cette architecture monumentale de pierre, d’or et de marbre incrusté de lapis-lazuli, d’agate rouge, d’améthyste et de nacre, ces innombrables colonnes (1096), ce surenchérissement de dômes (80), tout concourt à donner l’impression qu’ici l’Islam vit ce que l’Occident chrétien a pu vivre lors de la consécration des cathédrales de Chartres ou de Reims.

Le gigantisme

Architecture presque démesurée (il y a place pour 40 000 fidèles) et pourtant, à l’intérieur, sous les huit tonnes du plus grand des chandeliers et sur le plus grand des tapis persans (7119 m2), tissé par 2400 mains, tout semble parler de paix et de sérénité. Pour un peu, l’infidèle trouverait des raisons de croire, et c’est peut-être finalement l’effet recherché.

Toutefois, converti ou non, l’infidèle a droit au repos des princes, et l’Emirates Palace est là pour ça. Érigé au coût de trois milliards de dollars avec les plus beaux marbres et les plus beaux granits roses, comme son nom l’indique, c’est dans un somptueux palace de 1,3 km de long que vous débarquez.

Au terme d’un accueil empressé comportant hydratation du visage à l’eau de rose et celle du gosier au champagne brut, lorsqu’une hôtesse nordique vous accompagne pour vous montrer le chemin de votre chambre, vous vous sentez déjà comme un émir, même si vous n’êtes accompagné que d’une seule épouse et qu’au milieu des Rolls, Ferrari et autres fantaisies, votre Renault Safrane de location a quelque peu coupé le souffle du valet.

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Masdar City

Bien entendu, la chambre et la salle de bain sont à l’avenant. Un décor tout trouvé pour le prochain film de James Bond. Cela dit, toute cette magnificence ne parvient pas à créer le charme attendu.

J’ignore s’il manque quelque chose ou si au contraire c’est trop, mais je penche plutôt pour cette dernière hypothèse, et, d’une certaine manière, cela m’amène à la véritable raison de ma visite à Abou Dhabi: Masdar City.

Lorsque j’ai entendu parler de Masdar et de l’exemple que cette ville du futur devait représenter pour toutes les villes à venir, j’ai voulu voir.

Cette ville, qui comptera 40 000 résidents, et où 50 000 travailleurs feront la navette quotidiennement, aura la particularité de ne pas — ou presque pas — produire de gaz à effets de serre. Réadaptant un savoir-faire ancien des pays du Moyen-Orient, l’architecture a été entièrement pensée afin de maximiser l’isolation et la ventilation.

Toute la production d’énergie nécessaire à la bonne marche de la cité — y compris les transports — sera assurée par le solaire (qui ne manque pas aux Émirats), par le vent (adaptation contemporaine des «tours à vent» en usage autrefois dans les pays du Golfe), par la transformation des déchets en énergie, mais aussi par une première mondiale, une centrale à hydrogène pouvant produire jusqu’à 500 MW (soit le CANDU de Pickering).

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La cité abritera un institut de science et technologie qui travaillera de concert avec le MIT et elle sera le siège de 1500 compagnies vouées aux «technologies propres».

Néo-urbanisme?

Dans cette ville où les mots d’ordre seront synergie, mobilité, énergie et qualité de vie, des systèmes ingénieux et pratiques (plus de triage de déchets dans des bacs de couleur) permettront le ramassage automatisé et le recyclage de 100% de tous les déchets.

De nombreux espaces verts permettront la création d’oasis de fraîcheur, les transports seront assurés par des véhicules PRT (pour Personal Rapid Transit) et FRT (pour Freight Rapid Transit), le tout électrique, sans conducteur et sous la ville, celle-ci étant définitivement débarrassée de tout véhicule — à l’exception des fauteuils pour les handicapés (qui n’auront pas besoin de système de propulsion puisque de nombreux trottoirs seront roulants). Les immeubles commerciaux seront les plus verts au monde et les commerces ne dispenseront que des produits compatibles avec les meilleures exigences environnementales.

Inutile pour autant de penser que cette cité s’adresse à des néo-bergers urbains, à des hippies en cotillons de laine ou à des intégristes du recyclage; non, elle se veut résolument tournée vers le futur, et le luxe démontré sur les maquettes illustrant tant les espaces publics que privés vise avant tout à souligner l’un des slogans du projet: «combler tous les besoins de la présente génération sans compromettre ceux des suivantes». En d’autres mots, il ne s’agira nullement de ne pas ou de moins consommer, mais de consommer allégrement sans les effets négatifs.

Ce rêve est-il possible?

Sur place, sous le soleil qui tape, dans la poussière jaune du désert et l’odeur de kérosène de l’aéroport international à proximité, passé la guérite d’un gardien sympathique, le rêve me paraît plus incertain. Le terrain est délimité, des grues et d’énormes engins s’activent.

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Soudain, je fais le rapprochement avec tous les autres chantiers de l’Émirat et j’ai l’impression que Masdar n’est qu’un projet parmi tous les autres projets du royaume.

Je m’étais presque imaginé qu’à l’ombre de ce projet, l’ensemble du développement spectaculaire d’Abou Dhabi tiendrait de la même ambition, mais ce n’est pas le cas.

Les édifices défiant la gravité, les centres commerciaux, les zones industrielles, tout le reste du développement est du même ordre que ce que l’on peut voir partout ailleurs, que ce soit à Toronto, Shenzhen ou Panama, c’est-à-dire visant avant tout à assurer un profit dans les plus brefs délais.

Sur le site lui-même, je suis surpris. Je m’attendais au moins à des matériaux nouveaux ne dégageant que peu ou pas de carbone et ayant une espérance de vie d’au moins plusieurs siècles, au lieu de cela je ne vois que du béton dont la production, on le sait, laisse une lourde empreinte carbonique et dont la viabilité ne dépasse pas un siècle (quelqu’un s’est-il déjà demandé à quoi ressembleront nos centres-villes d’ici 80 à 100 ans, lorsque le ciment de nos condominiums aériens acquis à grand renfort d’hypothèques sera déjà retourné à la poussière du temps?)

Un investissement fou

Alors, sous le soleil brûlant que n’atténue encore aucune des oasis contemplées sur les maquettes, je me pose l’inévitable question: se pourrait-il au fond que Masdar ne soit qu’un investissement immobilier comme tous les autres? Celui-ci ne présente pas de golf ou la proximité du Golfe radieux (il est tout au loin), mais un thème destiné à satisfaire le type de clientèle qui a les moyens d’assurer sa bonne conscience environnementale en ne fréquentant que les boutiques spécialisées où il semble aller de soi que le label «bio» implique un prix qui écarte d’emblée les personnes à revenus ordinaires de la vertueuse voie verte.

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D’ici sa complétion vers 2025, le projet est évalué à 20 milliards de dollars, soit 16 fois le coût d’un paquebot comme le récent Oasis Of The Seas, lequel embarque plus de 5000 passagers — considérant 10 fois plus d’habitants pour Masdar, on doit donc s’y retrouver en matière d’investissement.

Le hasard a voulu que durant le vol aller, je lise le dernier essai de James Lovelock, The Vanishing Face of Gaia.

Spécialiste des sciences de l’atmosphère, partisan du tout nucléaire et antiéolien à l’échelle industrielle, ce scientifique britannique y développe le pronostic très pessimiste qu’il est sans doute trop tard pour changer le cours des choses et qu’il est probable qu’une grande partie de l’espèce humaine sera décimée par la famine dans les décennies à venir du fait des changements atmosphériques provoqués par l’activité de sept milliards d’individus qui tous (nous en sommes) veulent vivre avec au moins le confort et la liberté de mouvement de l’Américain moyen des années 60.

Des conséquences environnementales

Dans cette course, la désertification s’intensifie à vue d’œil, les terres arables font place à des développements immobiliers et industriels et, surtout, les océans sont mis à mal par acidification. Unique source du «diméthylsulfure» à l’origine de la formation des nuages, le plancton marin s’amenuise, et en conséquence la pluie dont dépendent l’agriculture et la forêt.

Je regarde le chantier de la future Masdar, infiniment banal en regard de tous les autres chantiers d’ici jusqu’à Dubaï, infiniment dépendant du reste du monde où l’empreinte carbone ne s’allège pas, et je me demande si c’est bien là le type de projet qui sera véritablement la «source» d’un renouveau de l’habitat et des habitudes humaines, un laboratoire urbain propre à orienter le futur ou si, au contraire, ses artifices ne feront que précipiter l’inévitable en décourageant les moins nantis ?

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