L’euphorie de l’euphonie

Il y a quelques jours, une de mes collègues du Nouvelliste m’est arrivé avec ce visage en point d’interrogation que j’appréhende toujours mais qui me procure un réel bonheur. Ça veut généralement dire qu’elle a une colle linguistique, un problème d’accord ou qu’elle se bute sur une des redoutables exceptions de la langue française.

Chaque fois que je la vois s’approcher de mon bureau, presque en panique, je salive déjà à l’idée soit de lui servir une explication que je connais déjà par coeur, soit de devoir me retrousser les manches et de fouiller un peu pour pouvoir lui répondre. On ne me changera pas: j’adore les défis.

Mais la plus récente question de ma collègue ne m’a pas trop fait chercher. J’avais déjà fouillé la question, probablement parce que je m’étais déjà, moi-même, heurté à cette difficulté qui, au fond, n’en est pas vraiment une…

Elle se pointe donc devant moi et me demande, froidement: «Si la personne dit: «Au lieu de nourrir douze ou quinze chats, adoptes-en un», est-ce qu’il faut que je mette un «s» à «adoptes»? Et si oui, comment ça?». J’étais très content de lui répondre qu’il s’agissait d’une question d’euphonie.

Ma collègue avait vu juste en posant la question. Elle m’a fait le préambule approprié: lorsqu’on conjugue un verbe du premier groupe à la deuxième personne du singulier de l’impératif présent, le «s» tombe. Comme dans «Mange ta soupe», «Aime ton prochain», «Regarde là-bas»… C’est une vieille règle, assez bien assimilée d’ailleurs.

Mais lorsqu’on emploie un pronom comme «en» ou «y» après le verbe, on y ajoute un «s» pour des raisons d’euphonie. La Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française nous dit que l’ajout de ce «s», qui est pourtant une marque verbale caractéristique de la deuxième personne du singulier, «permet d’éviter un hiatus, c’est-à-dire le contact de deux voyelles», d’où l’appellation de «s euphonique».

Il faut donc écrire, suivant cette règle: «J’ai fait de la soupe. Manges-en un peu», ou encore «J’hésite entre ces quatre photos. Sélectionnes-en une pour moi». De la même façon, on écrira, cette fois avec le pronom «y»: «J’ai repéré un endroit près de la falaise. Installes-y la tente», ou encore: «N’aie pas peur! Vas-y!».

On se rend compte que l’ajout d’un «s» euphonique à l’impératif n’est pas l’apanage des verbes du premier groupe. «Aller» est un verbe irrégulier, par exemple. Et il en va de même pour certains verbes en «-ir» comme cueillir, ouvrir, offrir: «Des fleurs, cueilles-en si tu veux», «Je ne crois pas que les huîtres soient fraîches. Ouvres-en quelques-unes et tu verras».

On doit toutefois prendre garde de mettre un «s» euphonique à des verbes précédant un pronom lorsque ces pronoms (« en » ou «y») sont suivis d’un verbe à l’infinitif. On dira, par exemple : «Va en chercher d’autres» ou «Ose y ajouter du tien».

De la même façon, on ne mettra pas de «s» euphonique lorsque le verbe à l’impératif est suivi de la préposition «en», qu’il faut distinguer du pronom «en», ou de tout autre mot commençant par une voyelle ou un «h» muet. Il faut donc écrire, sans «s»: «Marche en ligne droite», «Va ouvrir la porte», «Prie en silence» ou «Joue harmonieusement».

En réfléchissant à cette chronique, je me suis dit qu’il fallait que j’aborde aussi la question du «t» euphonique, que l’on retrouve dans des constructions comme « déclare-t-il», «espère-t-on», «aime-t-elle les fleurs?». Mais je sens que ça mériterait une chronique entière. Je vous annonce donc, en primeur, que la prochaine chronique portera sur ces «t» euphoniques et sur l’absence de ceux-ci dans certaines conjugaisons de verbes se terminant par un «d»…

Euphonie, quand tu nous tiens…