Héroïsme

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Publié 17/06/2008 par Pierre Léon

De quelle adresse
une femme n’a-t-elle pas besoin
pour faire qu’on lui dérobe
ce qu’elle brûle d’accorder!
– Rousseau

Vous en avez sûrement entendu parler. C’est l’histoire d‘une grande dame, qui fait la traversée New York-Le Havre. Elle a quarante ans. Mais doit en avouer vingt cinq. Elle est apparue sur le pont des premières dans un petit tailleur rose, signé Chanel. Elle a toisé tout le monde d’un regard de bourgeoise soyeuse. Elle est déjà bronzée alors que les autres passagères ont encore la peau blanche d’avant la traversée. Elle est fort jolie et le sait. Elle a mis ses lunettes de chez Hermès. Elle a le sac assorti. On lui sourit mais elle fait mine de ne rien voir encore. Elle attend son heure. Pour le moment, elle est à la parade.

Elle visite, part en reconnaissance. Elle sait regarder derrière elle, en ne bougeant que la tête, posée un instant sur l’épaule. Elle enlève, de temps à autre, ses lunettes pour qu’on voie bien ses grands yeux et ses cils, bleus comme la mer. Ils battent comme des papillons si on la regarde. Elle a déjà retenu une chaise longue, dans un endroit où on la verra croiser ses longues jambes. Mais maintenant qu’on l’a bien admirée, elle redescend à sa cabine mettre sa tenue de bronzage.

On est en 1958. Traversée de l’Atlantique en six jours, sur des bateaux de plus en plus grands, rapides et somptueux. On se rappelle les grands noms: Queen Mary, Queen Elizabeth, Le Normand, Le France. La plupart des gens adoraient ça. Moi, rien que de voir un bateau, j’avais le mal de mer. Je passais tout mon temps au lit, ne me levant que pour un encas léger que je régurgitais aussitôt. Pour les autres, c’était la fête durant une semaine. Musique, danse, buffet gastronomique, vins, champagne. Et flirts. Notre coquette prenait son temps. Sur son journal de bord, tenu pour qu’on puisse y jeter un coup d’œil inconvenant, elle écrivait ses impressions:

Premier jour: Que de monde à s’émerveiller de mes toilettes. Heureusement, ma garde robe est bien fournie et fera jaser les envieuses. Quant aux hommes, je m’en méfie et reste sur ma réserve.

Deuxième jour: Je sens que je suis de plus en plus admirée, mais je reste sur mes gardes!

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Troisième jour: Le capitaine, qui est fort bel homme, s’est présenté à moi et m’a fait l’hommage d’un baise main. Il m’a longuement parlé de son vaisseau. C’est le Normandie. Comme je me pique d’un peu de linguistique, je l’ai mis sur le sujet du genre des noms. Les bateaux ont-il un sexe? Cela l’a beaucoup fait rire. Nous nous reverrons, m’a-t-il dit d’un air coquin. Je dois me méfier!

Quatrième jour: Le capitaine m’a invité à sa table, pour demain soir. J’ai refusé. Mais il a tellement insisté que je n’ai pas voulu lui 
faire de peine. J’ai accepté. Pourtant, je crois que je dois faire bien attention.

Cinquième jour: J’ai dîné à la table du capitaine. Quel régal de plats exquis, de vins fins et de beaux esprits. On m’a présenté à une chanteuse du Metropolitain Opera, à un boxeur, dont j’ignore le nom ainsi qu’à des écrivains célèbres, paraît-il. Mais j’étais à la droite du capitaine, qui me faisait une cour effrénée, de la voix et… du pied. J’étais incapable de tenir une conversation sérieuse. Je prenais l’air courroucé et cela faisait bien rire le capitaine. Après dîner, il m’a reconduite à ma cabine et m’a embrassée passionnément. J’ai vaillamment résisté. Il m’a dit alors que si je ne le laissais pas entrer dans ma cabine, il ferait couler le navire avec lui, moi, et les deux mille passagers.

Sixième jour: J’ai sauvé la vie de 2002 personnes.

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