L’Amérique en 88 touches

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Publié 23/10/2007 par Dominique Denis

Je ne manque jamais l’occasion d’écouter un nouvel enregistrement de la Rhapsody In Blue de George Gershwin, qui remonte à 1924, à l’époque où son énergie débridée et jouissive était synonyme d’une Amérique qui se saoulait de sa modernité naissante.

Hormis les versions plus «classiques» (celle de Leonard Bernstein, gravée en 1959, demeure le jalon suprême), la partition a été abordée avec une artillerie légère – un quatuor à cordes remplaçant l’orchestre! – par le Willem Breuker Kollektief, pour ensuite donner lieu à la relecture controversée du pianiste américain Marcus Roberts, dont les écarts vis-à-vis de la partition se justifiaient, selon lui, du fait que Rhapsody In Blue était un hommage symphonique au jazz et que le jazz, au départ, est le langage privilégié de l’improvisation.

Quant à la version pour piano mécanique que Gershwin avait lui même gravée (ou «perforée») sur piano mécanique en 1925 et dont l’enregistrement numérisé est paru sur le fascinant Gershwin Plays Gershwin – The Piano Rolls, elle nous rappelle la nature profondément pianistique de cette œuvre qui, hormis le célèbre glissando de clarinette initial, ne souffrait pas de se voir ainsi transcrite pour 88 touches.

Sans sacrifier l’enthousiasme ni la vélocité de cette version historique, le pianiste Matt Herskowitz nous en propose une lecture tout aussi fougueuse mais plus plus nuancée sur Matt Herskowitz Plays George Gershwin (Disques Tout Crin/Fusion III).

Le défi, pour ce New-Yorkais de souche et Montréalais d’adoption, était de rester fidèle à l’esprit de la partition, et donc à ses débordements frisant le mauvais goût, tout en rendant compte, dans la mesure du possible, de tous les détails orchestraux, notamment des fréquentes éclaboussures des cuivres et des percussions.

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Et malgré d’occasionnels manquements à la fluidité de la version orchestrale, Herkowitz réalise ici un exploit de débrouillardise, au point de nous faire – presque – oublier l’absence des 50 autres musiciens.

Mais pour plusieurs, la révélation de cet album sera le travail de transcription sur le Concerto en Fa et la Cuban Overture, deux œuvres un peu moins connues, dont le riche matériau thématique, pétri de contrepoint et de polyrythmie, a permis à Herkowitz de mettre en valeur sa double formation de concertiste et de jazzman. Le fait même que cet album puisse être classé aussi bien rayon jazz qu’au rayon classique témoigne de sa réussite – qui est aussi, a fortiori, celle de Gershwin.

Cordes inclassables

On dira ce qu’on voudra, c’est assez pratique, les étiquettes, quand vient le temps de mettre de l’ordre dans une géographie musicale en constante mutation.

Mais les musiciens, ça les agace de se voir emprisonnés dans les étroits créneaux que leur impose l’industrie. Prenez le Creaking Tree String Quartet, qui vient de nous livrer The Soundtrack (Autoproduction/Distribution Festival), son troisième album en cinq ans d’existence.

Composé d’Andrew Collins aux mandolines, de Brad Keller à la guitare, de Brian Kobayakawa à la contrebasse et de John Showman au violon, l’ensemble torontois pourrait bien se contenter de creuser exclusivement le sillon du bluegrass tel que l’avait tracé Bill Monroe il y a 75 ans, mais n’en voit pas la raison, puisqu’il y a tant de jolies fleurs à butiner dans les plates-bandes du jazz, par exemple, et tant de leçons à tirer de ces quatuors de configuration plus classique, rompus aux exigences de Schubert et Brahms.

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En même temps qu’elle s’amuse à brouiller les frontières stylistiques, la musique du CTSQ occupe cet espace où l’écriture rencontre l’improvisation.

Les passages à l’unisson, d’une précision digne des chambristes les plus chevronnés, suggèrent l’énorme travail de répétition préalable à l’enregistrement, mais la structure même des compositions prévoit assez d’espace pour permettre à chaque soliste des envolées virtuoses captées au vol par une prise de son limpide, que l’on doit au réalisateur Bil VornDick, un habitué des studios de Nashville.

Le résultat? Le genre de musique à la fois diablement virtuose et parfaitement acessible, qu’il faut presque écouter avec les yeux pour prendre la pleine mesure des rapports quasi télépathiques qui la sous-tendent.

C’est justement ce que nous pourrons faire le 26 octobre à Hugh’s Room (2 261, Dundas Ouest, 416-531-6604), une de ces rares salles où la musique est traitée avec le plus grand respect, pour le bonheur des artistes comme du public.

Un jazz qui ne manque pas de soufflet

Il n’y a plus lieu de douter de la capacité de l’accordéon à se plier aux exigences du jazz: le supposé clivage qu’évoquait jadis Nougaro («Quand le jazz, quand le jazz est là/La java s’en, la java s’en va») a bel et bien vécu, et désormais, les virtuoses du piano à bretelles côtoient fièrement leurs homologues saxophonistes et trompettistes.

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Et sous l’enseigne de La Lichère, qui nous avait donné la légendaire – et indispensable – trilogie de CD Paris Musette, ils peuvent maintenant dialoguer d’égal à égal avec des musiciens de tous horizons.

Dans son rôle de pianiste, Jacques Bolognesi a côtoyé Nougaro, justement, mais aussi Elton John, Claude Bolling, Lalo Schiffrin et Paul Simon.

À l’occasion de ses 60 ans, il revient à son premier amour, l’accordéon. Avec le guitariste Marc Fosset (dont le cv est tout aussi intimidant), Bolognesi dirige un trio que viennent compléter, en alternance, les contrebassistes Jean-Luc Pontieux et Pierre-Yves Sorin. Hermetotico (La Lichère/Frémeaux & Associés/SRI Distribution) n’a décidément rien d’hermétique, le titre se voulant, je présume, un clin d’œil au virtuose brésilien Hermeto Pascoal.

Dans cet heureux ménage musical à trois, jazz et blues font une place à ces musiques venues de diverses contrées – Brésil, Irlande, Antilles – où l’accordéon a depuis longtemps droit de cité.

Mais qu’on se rassure: Bolognesi a encore la java dans les doigts et le cœur, puisque sa réjouissante Valse 2000 donne lieu à une des plus belles flambées de ce disque placé sous le signe du bonheur partagé.

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