Il n’est pas demandé à tout le monde d’être un artiste, mais aux artistes il est demandé de ne pas être comme tout le monde. C’est cette marginalité qui est à la fois enviée et haïe par les tenants d’un pouvoir populiste qui cherche par tous les moyens à faire la promotion de la haine envers les artistes dans le but de comptabiliser pour lui, positivement, la solidarité qui est née entre les artistes et les citoyens qui les appuient. Et c’est bel et bien cette marginalité, nécessaire et obligée, qui sous-tend aujourd’hui le débat que la communauté artistique tente d’avoir avec le pouvoir.
«Acceptez-vous la différence dans laquelle l’acte de la création nous renvoie? Êtes-vous en mesure de la supporter? Acceptez-vous que nous réclamions notre différence, d’où naissent les oeuvres que nous créons, et êtes-vous en mesure de la reconnaître?» Voilà les questions que, en sous-texte, nous tentons de poser aujourd’hui à nos concitoyens et, à travers ces questions, celle du sens même que nous voulons donner, au Canada, au geste artistique. Qu’est-ce que ce geste signifie, et, surtout, est-ce que artistes, citoyens et pouvoir politique s’entendent sur le sens et sur la définition à donner à la création?
Ce qu’il y a de riche dans cette période passionnante que nous traversons, c’est que jamais le désaccord n’a été aussi précisément nommé, si précisément articulé. Jamais l’incompréhension n’a été aussi grande entre les artistes et la société canadienne, incompréhension s’exprimant soit par la colère des artistes, soit par l’indifférence et le cynisme du pouvoir politique et de certains citoyens.
Mais colère ou cynisme, les uns comme les autres, artistes, citoyens ou politiciens, nous sommes les héritiers d’une histoire culturelle qui a mis, peu à peu, la table d’un repas indigeste que notre génération est obligée d’avaler. Les curés nous ont appris à nous méfier de la création, les économistes nous ont appris à la haïr.
Ne nous trompons pas. La politique culturelle du Canada est construite sur la détestation des intellectuels et le ricanement envers la parole des artistes; détestation et ricanement sont exacerbés aujourd’hui par la politique d’un parti aux idées policières aliénées par la raison du plus fort, mais cela est l’héritage d’une politique culturelle qui remonte à bien plus longtemps et dont tous sont responsables.
Car quel parti politique fédéral a eu le courage de faire entendre à la population canadienne la nécessité de la création, le choix de la culture, l’importance de son existence comme axe existentiel? Cela s’est toujours fait en catimini. Petit à petit. Sans le dire à haute voix pour ne pas heurter la base de la population dans ses convictions de l’inutilité des arts et de la culture, pour ne pas l’effrayer par la beauté sauvage de la création.
Alors aujourd’hui, alors que les langues se délient et que nous entendons de la part de beaucoup de nos concitoyens leur haine et leur colère envers les artistes, ne nous étonnons pas et ne leur reprochons pas cette rancune, tant nous les avons encouragés dans ce sens, tant eux-mêmes ont été éduqués dans le rejet de l’art, de la culture et de la pensée, éduquant à leur tour leurs enfants en ce sens.
Reprochons simplement et fermement au parti aujourd’hui au pouvoir de se servir si lamentablement de cette haine pour, tout en la confortant en réaffirmant les clichés les plus éculés de l’artiste gâté, s’assurer de sa réélection et du socle détestable sur lequel se construira sa future politique culturelle, qui n’arrangera en rien la tendance du passé. Aujourd’hui, notre devoir est de prendre la parole ensemble, tous ensemble, pour nous faire entendre. Non pas pour défendre des subventions, mais pour défendre ce en quoi nous croyons, non seulement pour nous mais pour tous.
Or, il nous faut bien reconnaître que cela relève d’une grande difficulté car pour défendre le bien commun, en tant qu’artistes, ce qu’il nous faut faire entendre aujourd’hui, c’est notre différence. Notre différence dans notre manière de vouloir à tout prix être préoccupés par la beauté tout au long du jour. Il nous faut faire entendre notre poésie, notre sens de l’élégance; car nous sommes doués pour l’élégance et c’est pour cela que nous sommes détestés, nous sommes doués pour la poésie et c’est pour cela que nous sommes moqués, nous sommes doués pour la parole et c’est pour cela que nous sommes haïs.
Aujourd’hui, il faut chercher à rappeler à tout prix que notre choix d’être des artistes s’accompagne d’un choix plus profond, celui de ne pas mener la même vie que la plupart de nos concitoyens, puisque le geste de créer repose sur des principes tout à fait contraires à la vie sociale dont les valeurs actuelles font la promotion. Et en rappelant cela, en rappelant notre différence, il nous faut courir le risque réel d’être détestés, de ne pas être entendus, d’être encore plus moqués et encore plus haïs; mais ceux qui nous aimaient déjà nous en aimerons plus, ceux qui nous appuyaient déjà nous aiderons plus, et les citoyens qui ont besoin de la création trouveront une joie à nous retrouver dans notre engagement.
Soyons plus grands que ceux qui gagneront, en prouvant à notre tour qu’il existe une façon de gagner qui consiste à perdre. Manifestons non pas contre des coupures mais manifestons notre existence; manifestons-la, faisons-la entendre, sage et sauvage, en étant totalement nous-mêmes dans nos oeuvres, dans notre manière de contester, en ne parlant pas seulement de coupures mais en réfléchissant sur ce que cela signifie. Faisons voir l’insupportable, c’est-à-dire faisons voir une manière différente de vivre, en disant simplement qui nous sommes et ce que nous faisons.