Les oublis infortunés du grand âge

«J’ai la mémoire qui flanche…» (Jeanne Moreau)

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Publié 13/06/2013 par Pierre Léon

Quel jour sommes-nous? me demande Monique, mon épouse.

J’ai toujours envie de lui répondre les jolis vers que Jacques Prévert écrivait à sa belle: «Nous sommes tous les jour, mon amour…» Mais je donne la réponse prosaïque qu’il me faudra répéter de temps en temps, car Monique souffre de perte de mémoire immédiate.

Pour la mémoire ancienne, elle est prolixe et imbattable. Elle vous racontera par le menu comment les parachutistes américains sont tombés sur Sainte-Mère-Église dans la nuit du 5 au 6 juin. Le premier a dégringolé sur la tête de son père pendant qu’elle et toute la famille se terrait sous le gros établi de l’atelier. Elle vous décrira le carnage nocturne, des tirs allemands sur les malheureux soldats tombant dans un ciel de feu.

Monique est encore capable de raconter de vieilles histoires pittoresques en patois normand de son enfance. Mais le jour présent et sa date lui échappent!

Quand j’étais petit, j’étais, comme tous les enfants irrespectueux de ce temps-là, porté à rire de ma grand-mère qui cherchait, affolée, les bésicles qu’elle avait sur le nez. Elle était sûre de les avoir soigneusement rangées dans un tiroir de l’armoire de sa chambre.

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Mon père nous réjouissait aussi en prétendant qu’on lui avait pris son journal et ses lunettes qu’il jurait avoir laissés dans la salle à manger. Toute la maison était mobilisée jusqu’à ce que quelqu’un lui fasse remarquer que ce qu’il cherchait était sous son nez, bien en évidence.

Le médecin lui avait prescrit des pilules pour la mémoire dont il perdait la trace et ne retrouvait jamais. Mais il en riait lui-même et n’était pas avare sur le sujet de mémoires défaillantes.

Il racontait ainsi l’histoire du vieux couple dont le mari se vantait de ses prouesses amoureuses:
Je dis à ma femme : Viens donc, on va se faire un petit câlin!
Cochon, qu’elle me répond. On a déjà fait la chosette trois fois, ce matin,
Et il ajoutait en riant : C’est fou comme on perd la mémoire en vieillissant!

Au chapitre classique des oublis, on cite toujours la soirée où Jean de La Fontaine avait donné à sa compagne toute une série de mots charmeurs, tels que: ma biche, ma colombe, mamie, mon chaton ma tourterelle, ma douce, mon cœur et bien d’autres.

Un convive prit à part le fabuliste, à la fin du repas. Il lui dit combien il admirait que, après tant de vie commune, il pouvait encore dire tous ces jolis mots tendres. La Fontaine lui répondit tout bas: Je vais vous faire une confidence, c’est que j’ai oublié son prénom!

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La mémoire est sélective et parfois refaite. Ainsi mes parents devenus vieux se fâchaient quotidiennement. Ma mère, veuve, se mit, au fil des ans à refaire l’image de mon père, le décrivant comme du temps où il lui faisait la cour. Il était toujours charmant, plein de prévenances et de douceur!

Nous sommes dans un établissement pour personnes âgées – soixante-sept pensionnaires, dont soixante trois dames. Les messieurs ont oublié de suivre et elles ne savent plus très bien pourquoi.

Terrible oubli, qui nous a beaucoup peinés. Jeunes étudiants, nous venions embrasser Tatate, vieille tante de Monique avec qui nous partagions une immense affection. «Voila Pierre et Monique! Mes moineaux!», nous disait-elle, en nous serrant dans ses bras.

Ce jour-là, elle nous regarde, l’air profondément étonnée et nous dit: Bonjour Messieurs-dames… Mais qui êtes-vous donc?

Je ne résiste plus maintenant à citer à Monique cette réponse de poète :
Nous sommes tous les jours
Mon amour
Nous nous aimons et nous vivons
Et nous ne savons pas ce que c’est que la vie
Et nous ne savons pas ce que c’est que le jour
Et nous ne savons pas ce que c’est que l’amour.

(Jacques Prévert)

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