Vers une éradication totale de la cigarette?

Nouvelle Loi pour un Ontario sans fumée

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Publié 06/06/2006 par Marta Dolecki

Mardi 30 mai, il est environ 23h50 sur la rue Bloor, dans le quartier de l’Annex. La température avoisine les 30oC. Même à une heure tardive comme celle-ci, les gens sont encore assis aux terrasses des cafés. Certains discutent entre eux, d’autres consomment une pinte de bière ou encore une boisson glacée en ces premiers jours de chaleur estivale.

Sur la terrasse du Kilgour’s Bar Meets Grill, Don, Rachel et Chris, trois fumeurs installés à des tables séparées, s’adonnent au plaisir coupable en tirant de petites bouffées sur leur cigarette. Ils échangent quelques mots et en profitent pour rallumer une dernière sous l’auvent de ce bar bien connu des amateurs de hockey du quartier.

Tout à coup, sur les coups de minuit, la scène prend des allures de cérémonie funéraire. Une trompette retentit dans la pénombre et toute la terrasse se retrouve plongée dans un silence quasi-religieux. Un étudiant en musique au Collège Humber, Patrick McGroarty, joue un air triste et solennel devant une petite cinquantaine d’habitués, tous désireux de tourner ensemble ce qui se vit ici comme une véritable page d’histoire.

Une cérémonie pour marquer l’entrée en vigueur de la nouvelle loi

Le propriétaire du bar, Peter Kilgour, ne fume pas d’ordinaire, mais le voici, cigare au bec, en train de prononcer un discours d’adieu à la mémoire d’un vieil ami fidèle: l’auvent qui a recouvert ce patio de la rue Bloor pendant plus de 10 ans. Lentement, le propriétaire replie ce dernier jusqu’à ce que ce qu’il ne forme plus qu’une mince bande au-dessus de la terrasse. Des applaudissements fusent alors de toutes parts.

Ce qui, à la lumière de cette cérémonie officielle, pourrait avoir l’air d’un enterrement marque en réalité l’application de la nouvelle loi anti-tabac de l’Ontario. Dans la province, depuis le 30 mai dernier, la loi étend l’interdiction de fumer à tous les lieux de travail et les espaces publics fermés, incluant les centres commerciaux, les salles de bingo, de quilles, de billards, de casino, les terrasses partiellement et complètement couvertes, les fumoirs, les clubs privés, les salons de cigare et, enfin, les cours d’écoles primaires et secondaires.

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«Je trouve que tout cela est ridicule parce, dans mon cas, il s’agit d’une terrasse qui, par définition, se trouve à l’extérieur. Je ne comprends pas la logique derrière cette nouvelle loi, commente pour sa part Peter Kilgour. J’ai alors décidé d’organiser cette petite cérémonie, un peu pour tourner les choses en dérision.»

Le propriétaire, qui a déjà subi les contrecoups de la loi municipale interdisant la cigarette dans les bars et restaurants torontois, ne sait pas encore si cette nouvelle loi aura un impact sur son chiffre d’affaires. «Avant l’arrêté municipal, ma clientèle était composée de 80 % de fumeurs. Nos clients ont été très compréhensifs et se sont adaptés. Cependant, si j’avais su que nous aurions affaire à toutes ces lois anti-tabac, mon frère et moi n’aurions jamais ouvert ce bar à Toronto, continue le propriétaire. Je ne sais pas ce que je vais faire maintenant les jours de pluie. Dois-je dire à mes clients: ‘‘stop, arrêtez de fumer?’’»

Sous le coup de la nouvelle loi, il demeure encore possible de fumer à l’extérieur, à l’abri de parasols, encore faut-il que ces derniers ne se touchent pas. Peter Kilgour a d’ailleurs dû en installer une dizaine. Il n’est pas vraiment enchanté par la nouvelle mesure. «Avant, j’avais une belle terrasse et je pouvais tout voir du haut de mon bar. Maintenant, c’est plus difficile. Je suis à l’étage supérieur et j’ai du mal à apercevoir les gens qui sont dissimulés sous les parasols. Je n’ai pas vraiment idée de ce qui se passe sur mon patio.»

La grogne des fumeurs et des propriétaires de bar

Interrogée quelques minutes après les 12 coups de minuit, Rachel Wilson, qui fréquente le Kilgour’s depuis 10 ans, n’affiche pas vraiment une mine radieuse. «Avec l’auvent, la fumée se dissipait dans l’air parce qu’il se trouvait plus haut. Maintenant, elle reste coincée sous le parasol. Ça me pique les yeux, je n’aime pas ça du tout», affirme la jeune femme un brin irritée.

En face du Kilgour’s Bar Meet’s Grill, le café Dooney’s, un autre repère des habitués du quartier, affiche une façade pour le moins minimaliste. L’auvent protégeant la terrasse du bar a dû être démonté dans la soirée. Il ne reste désormais plus qu’une carcasse dont les contours en acier se détachent dans la nuit noire.

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«Regardez, c’est vraiment stupide. Leurs tables n’ont même pas de trous pour pouvoir y placer des parasols, note Rachel Wilson. Le gouvernement a vraiment une attitude hypocrite. S’il veut vraiment nous empêcher de fumer, il devrait augmenter au maximum le prix des cigarettes. Seulement voilà, il ne toucherait plus les taxes sur les cigarettes.»

À quelques heures de l’entrée en vigueur de la Loi pour un Ontario sans fumée, une certaine confusion régnait dans les fumoirs des bars de la ville. On ne savait pas si les clients devaient l’écraser dans la nuit de mardi à mercredi ou bien le lendemain, à minuit pile.

D’ailleurs, certains bars comme le C’est What sur la rue Front ou le Mitzi’s Sister à Parkdale y ont laissé quelques plumes en annulant des partys dans leurs fumoirs respectifs. Ces dernières étaient censées à célébrer les dernières bouffées de cigarette consommées en toute légalité. Simplement, la Loi était déjà entrée en vigueur.

Cela fait 20 ans que Cindy Archer fume et 10 ans qu’elle fréquente le fumoir du Mitzi’s Sister. «Pour moi, c’était un endroit où l’on pouvait consommer une cigarette sans se sentir coupable, dit-elle, nostalgique.

De plus en plus, les fumeurs finissent par être dépeints comme des lépreux. Je pense que la nouvelle loi anti-tabac a sa raison d’être. Cependant, on continue de déverser des tonnes de pollution dans l’atmosphère avec les usines, les pots d’échappements de voitures. En revanche, on vient se plaindre de la fumée de cigarette qui vient d’un patio. Je trouve ça un peu disproportionné et ridicule», conclut-elle.

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Sur la rue Queen Est, Dharam Vijh, propriétaire du club privé Stratengers, situé dans le quartier de Leslieville, a lui aussi dû replier son auvent comme bon nombre de propriétaires de bars.

«Nous étions au courant de la nouvelle loi, mais nous pensions que les terrasses allaient être épargnées. En mars dernier, nous avons investi 6000 $ dans un nouvel auvent, explique M. Vijh. Il aura servi à peine trois mois. La nouvelle loi provinciale va très certainement affecter notre chiffre d’affaires, surtout en hiver. Notre clientèle est composée à 85 % de fumeurs. C’est sûr que nous allons devoir faire face à des temps difficiles.»

Un débat qui risque de durer encore longtemps

Comme dans chaque cas de figure, le malheur des uns – les fumeurs et propriétaires de bars – fait le bonheur des autres. Michael Perley, de la Campagne ontarienne d’action contre le tabac, explique que la décision de fermer les 700 fumoirs de la province a pour but principal de protéger les travailleurs des établissements concernés.

«Les fumoirs vont disparaître et c’est une très bonne chose, s’exclame-t-il en entrevue. Dans la région de York, nous avons mené des études sur plus de 100 fumoirs. Nous avons constaté que 75% d’entre eux ne fonctionnaient pas correctement. Soit le propriétaire laissait la porte ouverte, soit le système de ventilation n’était pas bien adapté, ce qui fait que la fumée s’échappait dans tout le bar.»

Michael Perley croit que la Loi pour un Ontario sans fumée ne devrait pas avoir d’impact négatif sur le chiffre d’affaires des bars de la province. «Il va sûrement y avoir une période d’ajustement. Les propriétaires doivent faire preuve de flexibilité, mais après quelques mois, les affaires devraient reprendre comme avant», fait-il valoir.

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Edgar Mitchell, président de la Pub and Bar Coalition of Canada (PUBCO), un organisme qui représente 3 500 bars à l’échelle du pays, affiche une certaine nervosité quand on lui parle de cette même période d’ajustement.

«C’est certain que l’on va s’adapter, mais cela va prendre deux, voire trois ans. Entre-temps, des bars vont être obligés de fermer, des gens vont perdre leur emploi. Nous estimons qu’un millier de bars vont connaître des difficultés sévères et perdre, en moyenne, 12 jours de terrasses en raison du mauvais temps», grommelle M. Mitchell.

Changements d’attitude vis-à-vis du tabagisme

En attendant, il semblerait que les nouvelles lois anti-tabac, appliquées au Québec comme en Ontario, reflètent un changement d’attitude dans la façon dont le public perçoit la fumée de cigarette.

Ce qui était parfaitement toléré il y a une dizaine d’années – griller une cigarette devant un voisin de terrasse en train de manger – semble aujourd’hui inacceptable. «Toute la question des ravages causés par la fumée secondaire a commencé à faire son apparition deux ou trois ans de cela, rappelle Michael Perley.

Désormais, les interdits autour du tabac sont bien ancrés dans les moeurs. Maintenant, la question n’est plus: ‘‘est-ce qu’on va vraiment bannir la cigarette’’, mais ‘‘quels sont les moyens par lesquels on va y arriver?’’», estime ce professionnel de la santé. Basculerait-on alors de plus en plus vers des États, des nations sans fumée? La question mérite réflexion si l’on se fie à l’exemple de pays comme l’Irlande ou encore l’État de la Californie.

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«Je suis sûr que dans quelques années, on va complètement bannir la cigarette de toutes les terrasses. Ce n’est plus qu’une affaire de temps», avance, pessimiste, Peter Kilgour. «Oui, la tolérance zéro à la cigarette, c’est évidemment notre objectif dans le futur, ajoute Neil Collishaw. Ce n’est pas pour rien que notre organisme s’appelle Médecins pour un Canada sans fumée», vient conclure dans un clin d’œil cet autre militant anti-tabac. Entre les «pour» et les «contre», la bataille ne fait donc que commencer…

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