Valeurs fondamentales ou valeurs communes?

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Publié 24/03/2015 par François Bergeron

Après le magazine The Economist qui, en début d’année, décernait à Toronto le titre mondial de la ville où on vit le mieux, voici que le chef du NPD, Thomas Mulcair, décrète que Toronto est la ville la plus importante au pays. On le savait, bien sûr, mais on ne s’en vantait pas, pour ne pas froisser les susceptibilités des Montréalais avec leur culture insignifiante ou des Vancouvérois avec leur océan et leurs montagnes sans intérêt…

Dans un discours majeur le 15 mars devant 1300 partisans, inaugurant la campagne néo-démocrate en vue des élections fédérales d’octobre prochain, Mulcair a présenté son plan pour les grandes villes comprenant notamment la création d’un ministère fédéral des Affaires urbaines qui s’occuperait entre autres de logement abordable, la garantie d’un financement stable pour les transports en commun, des garderies à 15$ par jour, une meilleure reconnaissance des compétences des immigrants…

Ces dossiers sont tous de juridiction provinciale, une invasion qui ne dévie pas de la tradition centralisatrice du NPD, mais qui nécessitera des explications au Québec, la province qui défend le plus farouchement ses compétences et où le NPD a le plus de députés à perdre.

Ailleurs au pays, Mulcair sera accusé de «torontocentrisme», ce qui n’est jamais un compliment. Mais il est indéniable que Toronto est la métropole du Canada, que ses défis méritent l’attention des politiciens fédéraux, et que plusieurs autres grandes villes profiteraient des solutions qui seraient apportées à nos problèmes. Le discours de Mulcair a d’ailleurs beaucoup réjoui le maire John Tory.

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Cette préoccupation du NPD pour les enjeux économiques les plus concrets contraste avec celles des Libéraux de Justin Trudeau pour la thérapie de groupe et les droits symboliques comme celui de se voiler le visage à une cérémonie de citoyenneté canadienne.

C’est également à Toronto, le 9 mars, devant des gens de l’Université McGill, que Justin Trudeau a accusé Stephen Harper d’entretenir la peur et/ou la haine des Musulmans, affirmant qu’un premier ministre devrait aspirer à rassembler plutôt qu’à diviser les Canadiens – le thème le plus insipide et le plus éculé qui soit.

Les Libéraux n’ont pas l’intention de présenter de programme électoral plus précis avant l’automne, mais le contraste entre Mulcair et Trudeau est déjà frappant et va sans doute le rester: le chef de l’opposition officielle va insister sur les enjeux pratico-pratiques, tandis que le chef du troisième parti au Parlement (deuxième dans les sondages) va brandir l’étendard des valeurs fondamentales.

En Ontario, où Libéraux et Néo-Démocrates se livreront une bataille épique, notamment dans quelques circonscriptions du centre-ville de Toronto, d’aucuns y verront une reprise de la campagne électorale provinciale de juin 2014, où la première ministre libérale passant pour «visionnaire» a déclassé sa rivale néo-démocrate qui préférait les enjeux plus prosaïques.

D’autres – dont je suis – pensent que les scènes politiques fédérale, provinciales et municipales sont plus étanches. Stephen Harper passe mieux que Tim Hudak. À Toronto, notamment en banlieue, le résultat des récentes élections à la mairie serait plutôt encourageant pour les Conservateurs, mais il n’y a pas d’axe Ford-Harper sur le terrain.

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Harper serait vulnérable sur plusieurs fronts: sa personnalité peu chaleureuse; son indifférence pour le bilinguisme officiel; sa vénération anachronique de la monarchie; la faible croissance économique retardant l’assainissement des finances publiques; la dépendance envers le pétrole de l’Alberta; sa négligence des questions environnementales; le voisinage de poches de chômage et de pénuries de main-d’oeuvre qualifiée; le renforcement douteux des peines de prison, de l’espionnage, de la lutte à la prostitution; sa politique étrangère téléguidée d’Israël…

Certaines de ces «faiblesses» sont pleinement assumées et pas du tout perçues comme telles. Au contraire, les Conservateurs sont persuadés – et ils ont sans doute plus souvent raison que tort – qu’ils n’ont rien à gagner au Québec à promouvoir le bilinguisme dans le reste du Canada; que leur bilan économique et financier est honorable, et que l’alternative serait pire; qu’on ne les tiendra pas responsables des déraillements de wagons de pétrole; qu’il vaut mieux travailler en coulisse à neutraliser les Don Quichotte du changement climatique; que leur agenda sur la loi et l’ordre est salutaire, voire moralement supérieur; que l’appui à Israël, la guerre à l’État islamique et la fermeté face à Vladimir Poutine sont au diapason des sentiments de la majorité des Canadiens…

C’est en répliquant aux récents commentaires de Justin Trudeau que Stephen Harper a dénoncé, au Parlement, la culture «anti-femme» sous-tendant le port du niqab qu’un juge de la Cour fédérale a autorisé dans une cérémonie de citoyenneté. Le gouvernement conteste cette décision en Cour d’appel fédérale, mais surtout, il recherche un verdict de toute la population, massivement opposée (au Québec encore plus qu’ailleurs) à ce voile déshumanisant.

Harper se posera donc en défenseur de nos valeurs «communes» contre les critiques de Trudeau sur les valeurs «fondamentales» ou «universelles». Les maniaques du multiculturalisme y verront un affrontement entre la démagogie et le courage, tandis que les champions de la civilisation occidentale parleront de résistance au relativisme des idées et des cultures, voire de discrimination légitime en faveur des nôtres.

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Harper n’aura pas la tâche plus facile contre Mulcair, même en jouant là aussi la carte de la «compétence» contre «l’inexpérience».

Et cette fois, une simple pluralité de sièges conservateurs n’empêchera pas les deux autres partis de former une coalition majoritaire, malgré les dénégations qu’on entendra à ce sujet pendant la campagne électorale. Pour conserver le pouvoir, les Conservateurs doivent absolument rester majoritaires.

Le NPD n’a pas besoin de se démarquer des Conservateurs (c’est déjà clair), il doit se démarquer des Libéraux, ce qu’il fait ces temps-ci en s’opposant au projet C-51 qui augmenterait les pouvoirs de nos forces policières et de nos services de renseignement pour lutter contre le terrorisme et le «djihadisme». Le NPD a beau jeu ici de souligner l’incohérence ou la couardise des Libéraux, qui voteront pour le projet tout en promettant de le réexaminer une fois élus…

Selon nombre de commentateurs, la stratégie des Conservateurs est de conforter leur «base» et de segmenter l’électorat, comme si les deux autres partis n’avaient pas de «base» et ne ciblaient pas eux aussi certains types d’électeurs. Quoi qu’il en soit, si on se fie à l’intérêt que suscite la politique dans les conversations courantes, ces «bases» sont bien minces. Pour la grande majorité des citoyens, Harper, Trudeau et Mulcair ont des qualités et des défauts, ont raison sur certains enjeux et tort sur d’autres. Les gens votent pour le «moins pire».

Auteur

  • François Bergeron

    Rédacteur en chef de l-express.ca. Plus de 40 ans d'expérience en journalisme et en édition de médias papier et web, en français et en anglais. Formation en sciences-politiques. Intéressé à toute l'actualité et aux grands enjeux modernes.

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