Une flûte porte-bonheur

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Publié 09/05/2006 par Dominique Denis

Quel dommage que, dans l’esprit de bien des gens, la flûte traversière soit devenue synonyme de classiques du dimanche matin, du genre à ensoleiller vos brunchs sur la terrasse. C’est dommage pour la flûte et c’est dommage pour nous.

Parfois, il faut un interprète passionné – et passionnant – pour remettre les choses à leur place, et rendre à un instrument galvaudé ses lettres de noblesse. Alain Marion était de cette race de musiciens. Celui qui nous a quittés en 1998 semblait chez lui dans tous les contextes musicaux, à toutes les époques et en toute compagnie.

Rassemblant plus de trois heures – et trois siècles! – de musique, le coffret Une vie pour la musique donne à l’étiquette montréalaise Analekta l’occasion de rendre hommage à cet incomparable interprète et pédagogue qui jouissait de l’estime de ses pairs, même si la notoriété des Rampal et Galway, ses plus célèbres homologues, lui a toujours échappé.

Glanés parmi les enregistrements qu’il signa pour le compte d’une demi-douzaine d’étiquettes, Une vie pour la musique revisite quelques repères familiers du Baroque (Handel, Bach), mais nous fait aussi découvrir des partitions plus obscures (les trios pour flûtes de François Devienne, à qui Marion vouait une admiration particulière), sans oublier cette adaptation miraculeuse de la Sonate pour violon no 5 de Beethoven, une œuvre qui, dans le souffle de la flûte, porte encore mieux son nom de «Printemps».

Tantôt d’une grisante virtuosité (La Grande Polonaise de Théobald Böhm), tantôt d’un onirisme délicat (Après un rêve, de Fauré), le deuxième volet de ce triple coffret, qui couvre l’époque romantique, offre les gratifications les plus immédiates.

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Mais Alain Marion n’arrête pas là: sur le volume 3, il rappelle de façon convaincante la place de choix qu’occupa la flûte traversière dans le répertoire de la première moitié du XXe siècle, notamment chez le Français Jacques Ibert, dont la Pièce pour flûte solo est de ces œuvres à la fois rigoureuses et sensuelles, qui coulent avec la fluidité d’une improvisation.

Avec un programme aussi vaste et varié, Une vie pour la musique confirmera la place d’Alain Marion au rang des virtuoses les plus polyvalents de la flûte. Mais son influence va plus loin: comme le rappelle Denis Verroust dans le livret du coffret, Marion «a laissé, au travers de ses élèves, de ses disques et de ses multiples souvenirs de complicités musicales, le plus beau des témoignages: celui d’un art fondé sur le bonheur.»

Carl Phillip Emmanuel Bach par-delà les siècles

Qu’elles soient interprétées au piano, au clavecin ou à l’orgue, les grandes pages pour clavier de Jean Sébastien Bach demeurent des monuments face auxquels l’interprète révèle ses forces et ses faiblesses, ses parti pris, voire sa philosophie de la musique. N’imposant pas une lecture aussi codifiée que le répertoire romantique, elles sont ouvertes à une multitude d’approches, et donc à la modernité (on n’a qu’à songer au fameux Switched-on Bach de Walter Carlos!)

Et ce qui est vrai de Bach père n’en est pas moins de sa progéniture, notamment Carl Phillip Emmanuel Bach (1714-1788), le plus célèbre et prolifique de ses enfants. Enregistrées par le jeune pianiste autrichien Christopher Hinterhuber, les Sonatas & Rondos (Naxos) semblent nées d’une volonté d’élargir la palette harmonique de son temps, de jouer avec audace sur les changements de tempo et d’atmosphère, tout en élaborant sur le complexe dialogue contrapuntique auquel on reconnaissait l’écriture paternelle.

Faisant éclater les conventions du Baroque, ses sonates donnent parfois l’impression de vouloir faire un gigantesque bond vers l’avant, sautant par-dessus le XIXe siècle pour venir s’installer dans le XXe. Dans ce sens, c’est comme si elles avaient été écrites dans l’anticipation du piano moderne, un instrument plus apte à en négocier les virages abrupts et à en maximiser les effets de contraste. S’il ne possède pas la précision chirurgicale d’un Glenn Gould (ou, parmi ses contemporains, de Cédric Pescia), le jeune pianiste autrichien Christopher Hinterhuber attaque ces quatre sonates et deux rondos de CPE Bach avec un alliage de rigueur et d’abandon, reflétant dans son jeu le même plaisir que le compositeur eut de toute évidence lors de -l’écriture.

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Parue sur étiquette Naxos (et donc à prix d’ami), cette généreuse collection constitue une introduction plus qu’honnête à une œuvre qui n’a pas fini d’étonner les interprètes et, par extension, les mélomanes d’aujourd’hui.

Petites musiques de nuit

Si la musique de Carl Phillip Emmanuel Bach était en avance sur son temps, celle d’Alain Lefèvre, en contraste, assume en toute sérénité son anachronisme. Le pianiste-compositeur québécois, reconnu à juste titre pour son interprétation du cinquième concerto de Beethoven (et pour avoir rescapé de l’oubli le Concerto de Québec d’André Mathieu), n’hésite pas, lorsqu’il est question de sa propre musique, de jouer les cartes de l’accessibilité, du mélodisme et du romantisme exacerbés.

D’une certaine façon, on peut voir en Lefèvre la réincarnation de cet archétype du XIXe siècle, celui du compositeur doublé d’un virtuose qui, de Beethoven à Rachmaninov en passant par Liszt et Chopin, mettait toutes les capitales d’Europe à ses pieds. Pourtant, à notre époque où seule la spécialisation est garante de crédibilité, pareille dualité de rôles est rare et, à vrai dire, mal vue.

Mais à l’écoute de Fidèles insomnies (ou de ses précédents enregistrements consacrés à sa propre musique), il est clair que Lefèvre ne cherche aucunement l’approbation de l’élite moderniste. On ne retrouve chez lui pas le moindre souci de faire avancer le langage musical: les influences s’affichent fièrement, qu’il s’agisse de Chopin, Debussy ou Satie, lesquels défilent tour à tour dans ces exercices de style qui s’immiscent en mémoire dès la première écoute, à la manière des meilleures musiques de film (on pense par moments à Vladimir Cosma) ou de ces collaboration instrumentales que signèrent il y a très longtemps Claude Léveillée et André Gagnon.

Baignant le plus souvent dans un chiaroscuro mélancolique, ces séduisantes vignettes sont du genre qu’il convient d’écouter tard dans la nuit, à l’heure bénie qui a vu leur naissance, d’où le titre de l’album. Quand le chagrin est aussi doux, qui a besoin du bonheur?

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