Senghor: noir, poète, francophone et… citoyen du monde

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Publié 21/03/2006 par Marta Dolecki

Leurs oeuvres tracent les contours d’un français pluriel qui fait le lien entre l’Europe et l’Afrique. Ils n’appartiennent pas forcément à la mère patrie, la France, mais sont les artisans d’une francophonie qui transcende les frontières des pays.

Grande figure de la littérature africaine, acteur majeur de la fierté noire ainsi que d’un humanisme fédérateur, le «poète-président» – il aimait qu’on l’appelle ainsi – Léopold Senghor est de ceux-ci. Au mois d’octobre cette année, il aurait soufflé ses 100 bougies. Il n’en a pas eu le temps, décédé cinq ans plus tôt, en 2001, à l’âge de 95 ans.

Michel Tétu, professeur à l’Université Laval et directeur de la revue L’Année francophone internationale, voue à l’homme que fut Senghor la plus grande admiration. Il affirme que, bien avant la montée en puissance des États-Unis, Léopold Senghor a été l’un des précurseurs de la mondialisation, mais pas au sens – souvent péjoratif – où l’on peut l’entendre présentement.

«Aujourd’hui, on parle beaucoup de nations dans un contexte global, déclare Michel Tétu. Senghor était en avance sur son temps, continue-t-il. Il a jeté les bases d’une mondialisation qui ne reposait pas sur l’uniformisation, mais sur une civilisation de l’universel, respectueuse des valeurs des autres pays, alors que la mondialisation qui nous arrive en provenance des États-Unis, c’est Coca-cola et McDonald’s pour tout le monde».

Un citoyen du monde

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Placée sous le signe d’une Francophonie qui se veut fédératrice et universelle, 2006 est donc «l’Année Senghor». Des manifestations entières, colloques, festivals, lui sont dédiées partout dans le monde. La Ville-Reine n’a pas échappé à la règle avec une soirée «Négritude-Jazz», lecture de poèmes sur fond de musique improvisée, consacrée à Senghor vendredi dernier au café Balzac.

«Cet enfant de Joal [le village où il est né] et d’Afrique que l’on nomme Senghor, au-delà des mers et des océans, est un citoyen du monde.» La formule, qui vient de son ami et successeur à la tête du Sénégal Abdou Diouf, est plus que jamais d’actualité.

Ce n’est pas un hasard si les célébrations entourant le 100e anniversaire de sa naissance n’ont débuté ni en France, son pays d’adoption, ni au Sénégal, sa terre natale. C’est bien dans le monde arabe, à Alexandrie, en Égypte, qu’une série de conférences organisées par l’université qui porte son nom, soit l’Université Internationale de langue française Léopold Senghor, a lancé les festivités entourant le centenaire de sa naissance.

Le «poète-président» lui-même l’aurait probablement voulu ainsi. Il a été l’un des premiers à prôner les vertus d’un grand ensemble francophone étendant ses frontières au-delà des distances physiques tracées par les océans. «Léopold Senghor avait pour ambition d’amener tous ses compatriotes francophones à une civilisation de l’universel, c’est-à-dire un espace imaginaire qui combinerait toutes les cultures du monde et, en particulier, celles de la Francophonie, explique Michel Tétu. Il a su exprimer à la fois l’Afrique et l’Europe, montrer que les Africains peuvent rester Africains tout en étant ouverts sur les autres civilisations de la Francophonie.»

Figure phare de la Francophonie

L’idée de la Francophonie, Senghor a été le premier à la revendiquer, bien avant la création d’une entité propre, l’Organisation internationale de la Francophonie en 1997, avec Boutros Boutros-Ghali comme premier Secrétaire général.

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La civilisation de l’universel, la volonté de créer une Francophonie hors de France: Léopold Senghor a ressenti en lui ces besoins instinctifs, peut-être plus que tout autre Africain de son temps. Ceci s’explique en particulier par ses liens étroits avec la France. En 1928, il quitte le Sénégal pour poursuivre des études au Lycée Louis-le-Grand à Paris. En France, il exerce le métier de professeur de lettres, écrit ses premiers poèmes dès 1935 et, la même année, devient le premier Africain agrégé de grammaire.

Son premier amour, ce sont les mots, ceux de la langue française écrite et parlée, mais, homme et citoyen engagé, Léopold Senghor s’oriente vers la politique après la Seconde Guerre mondiale. Après avoir accédé à la présidence du Sénégal en 1960, il est le premier à organiser une conférence intergouvernementale qui réunit les États francophones. Il voyage aussi à travers le monde, prônant les vertus d’un vaste ensemble francophone ayant comme dénominateur commun une même langue.

Dans son livre, Léopold Sédar Senghor, genèse d’un imaginaire francophone, le journaliste français Jean-Michel Dijan affirme que ce même Senghor serait le père du Québec moderne. En 1966, le président sénégalais s’est effectivement rendu à l’Université Laval pour y recevoir un doctorat honorifique. Il y a prononcé un discours dans lequel il incitait les pays ayant le français en partage – l’Afrique, mais aussi les communautés francophones d’Amérique du Nord – à se percevoir comme des membres de la Francophonie à part entière.

«Le Québec est alors sorti de son état de simple province du Canada. Grâce à Senghor, il est devenu l’égal des pays africains ou malgaches, membres de la Francophonie, fait valoir le professeur Tétu. Léopold Senghor a permis au Québec d’avoir une présence sur l’échiquier mondial qu’il n’aurait jamais eu sans lui.»

Et, au-delà de Senghor, chef d’État, il y a eu ses écrits, ceux pour lesquels il vivait et qui lui fournissaient les bases de ses aspirations politiques, vues à travers le prisme d’un idéal de pureté et d’humanisme. Avec l’écrivain martiniquais Aimé Césaire, Senghor est l’inventeur du concept de négritude, affirmant un ensemble de valeurs, de savoirs, de perceptions et de modes de pensée propres à l’homme noir. Pour bon nombre d’Africains, il aura ainsi participé à la réaffirmation, parfois même, à la construction d’une identité commune.

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À l’Université d’Ottawa, Kasereka Kavwahirehi est un professeur spécialisé dans les littératures francophones d’Afrique et des Antilles. Il a passé toute sa jeunesse en République démocratique du Congo (RDC), anciennement Congo-Zaïre.

«Durant toutes mes études secondaires, on étudiait les auteurs français, se rappelle M. Kavwahirehi. Grâce à Léopold Senghor, on a pris conscience qu’il y avait quand même un poète sénégalais aux côtés d’auteurs comme Aimé Césaire. Senghor décrivait la beauté de la femme africaine, toute cette poésie qui existe ici en Afrique. Au début des années 1970, Senghor a organisé toutes sortes de prix littéraires. Les gens se sont mis à écrire des contes. Toute une nouvelle génération d’écrivains a vu le jour. Ils étaient tous désireux d’imiter Senghor. Tout cela aura permis l’existence d’une certaine vie littéraire en Afrique», justifie le professeur.

Mais si Léopold Senghor était vénéré, il aura aussi été contesté de son temps, pas tellement par les Français, mais par ses compatriotes africains qui voyaient en lui un symbole d’asservissement au colonisateur.

«Comparé à Césaire, Senghor était l’élève docile, obéissant, ce qui lui aura peut-être valu son entrée à l’Académie française en 1983, estime le professeur Kavwahirehi. On se demande si, dans son œuvre, il n’a pas sacrifié certaines valeurs propres aux langues africaines. Il y a effectivement toujours eu chez lui une certaine dépendance à l’égard de la France, comme si au-dessus des langues africaines, le français devait toujours être supérieur. Cela n’a pas toujours plu à certains intellectuels africains qui se sont demandé s’il prônait bien la négritude ou la servitude», conclut le professeur Kavwahirehi, lui-même auteur de plusieurs essais sur les littératures africaines.

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