Québec: «ici c’est-tu ailleurs?»

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Publié 17/06/2011 par François Bergeron

«L’Histoire se joue d’abord comme un drame et se répète comme une comédie.» Cette citation de Jacques Ellul (1912-1994, prof de droit, philosophe et théologien anarchiste français, surtout opposé à la technologie moderne, selon Wikipedia) revient régulièrement dans la couverture de l’actualité.

C’est ainsi qu’on s’est moqué de la Guerre au terrorisme de Bush par rapport à la Guerre froide où l’ennemi communiste représentait une menace planétaire réelle. Ou du zèle des féministes, écologistes, altermondialistes d’aujourd’hui face aux progrès sociaux réalisés par les générations précédentes.

Ça ne s’applique pas à tout: le «printemps arabe» de 2011, par exemple, serait un événement historique plus sérieux que la «décolonisation» dans les années 60.

Mais la phrase d’Ellul nous revient en mémoire lorsqu’on contraste la crise qui secoue actuellement le mouvement souverainiste québécois avec les bouleversements qui ont mené aux référendums de 1980 et 1995. C’est aussi en 1995 que Québec perd son équipe de hockey professionnel, les Nordiques, un événement qui, étrangement, se retrouve mêlé aux controverses politiques actuelles!

* *

Pour ceux qui n’ont suivi que distraitement la politique québécoise ces dernières années (99% de nos lecteurs ontariens… et probablement un grand nombre de Québécois), voici un résumé:

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2001: Bernard Landry succède à Lucien Bouchard comme chef du Parti Québécois et premier ministre du Québec.

2003: Élections provinciales: les Libéraux de Jean Charest reprennent le pouvoir.

2004: Élections fédérales: Paul Martin, qui a succédé au premier ministre Jean Chrétien, ne réussit à faire réélire qu’un gouvernement libéral minoritaire. Le Bloc québécois, avec son nouveau chef Gilles Duceppe, remporte 54 sièges au Québec.

2005: À la surprise générale (il venait de remporter un vote de confiance des militants péquistes avec 76%), Bernard Landry quitte la direction du PQ. André Boisclair, un jeune homosexuel, est élu chef contre Pauline Marois. Au même moment, Lucien Bouchard et une douzaine d’intellectuels diffusent le manifeste Pour un Québec lucide prônant un examen critique de plusieurs aspects du sacro-saint «modèle québécois».

2006: Élections fédérales: Stephen Harper dirigera un gouvernement conservateur minoritaire. Au Québec, le Bloc est encore premier avec 51 sièges.

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Mars 2007: Le gouvernement libéral de Jean Charest perd des plumes aux élections provinciales et sera minoritaire, mais avec André Boisclair, le Parti québécois se classe pour la première fois de son histoire en troisième place, derrière l’Action démocratique de Mario Dumont qui fait élire 41 députés avec 32% du vote.

Juin 2007: Pauline Marois est élue chef du PQ par acclamation.

Octobre 2008: Réélection du gouvernement conservateur minoritaire de Harper au fédéral, mais le Bloc de Duceppe continue de dominer au Québec, faisant élire 49 députés avec 38% du vote.

Décembre 2008: Les Libéraux de Jean Charest réussissent à faire réélire un gouvernement majoritaire. L’ADQ s’effondre et le PQ redevient l’opposition officielle. Et une curiosité: le co-chef du parti communiste Québec solidaire, Amir Khadir, est élu dans Mercier, au centre-ville de Montréal.

Juin 2009: Le candidat de l’ADQ est troisième dans l’élection partielle de Rivière-du-Loup, l’ancienne circonscription de Mario Dumont, qui a démissionné pour devenir animateur de télévision. Pendant ce temps, l’ex-ministre François Legault, souvent mentionné mais jamais candidat au leadership du PQ, démissionne de son poste de député.

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Octobre 2009: Gilles Taillon est élu chef de l’ADQ par une seule voix lors d’un congrès houleux. Il démissionne un mois plus tard suite à une révolte du caucus. Il est remplacé par Gérard Deltell. Deux députés adéquistes qui avaient quitté l’ADQ siègent toujours comme indépendants.

Été 2010: L’actualité est dominée au Québec par les audiences de la Commission Bastarache sur le processus de nomination des juges, une saga opposant le premier ministre Jean Charest à son ex-ministre de la Justice Marc Bellemare. Tout le monde réclame plutôt une commission d’enquête sur la corruption dans l’industrie de la construction. Des scandales dans l’attribution de contrats de travaux publics éclatent ici et là. La popularité des Libéraux est à son plus bas.

Septembre 2010: Fondation du Réseau Liberté-Québec, un mouvement animé notamment par Joanne Marcotte visant à populariser les idéaux de liberté et de responsabilité personnelles, à promouvoir une réduction du rôle de l’État dans l’économie et la société, et à réhabiliter la «droite» comme option politique.

20 janvier 2011: François Legault et l’homme d’affaires Charles Sirois annoncent la création de la Coalition pour l’avenir du Québec (CAQ), un nouveau parti politique non-souverainiste mais priorisant la promotion du français, de même que des réformes parfois inspirées du manifeste Pour un Québec lucide ou du programme de l’ADQ et décrites alternativement comme de «droite inspirée» ou de «gauche efficace».

10 février: Le premier ministre Jean Charest et le maire de Québec Régis Labeaume annoncent qu’ils investiront chacun 200 millions $ pour la construction d’un nouvel amphithéâtre qui permettrait éventuellement le retour à Québec d’une franchise (les Nordiques) de la Ligue nationale de hockey.

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21 février: Lucien Bouchard devient président du C.A. et principal porte-parole de l’Association pétrolière et gazière du Québec (APGQ), alors que l’exploration en vue d’exploiter des gisements de gaz de schiste inquiète une bonne partie de la population.

1er mars: En compagnie du pdg Pierre Karl Péladeau, le maire Labeaume annonce que Quebecor gérera le futur amphithéâtre de Québec et y investira plus de 100 millions $ au cours des 25 prochaines années. Quebecor est notamment propriétaire du Journal de Montréal et du Journal de Québec qui viennent de remporter d’importantes luttes contre leurs syndicats, et que d’aucuns accusent de promouvoir de plus en plus ouvertement des idées de «droite».

16 avril: Pauline Marois gagne par plus de 93%, un record, un vote de confiance de 1800 délégués à un congrès d’orientation du PQ. Le congrès rejette aussi les aspects les plus radicaux de la «proposition Crémazie» (du nom du comté de Lisette Lapointe, l’épouse de l’ex-premier ministre Jacques Parizeau) visant à créer une «commission de préparation à la réalisation de la souveraineté» dès l’élection d’un gouvernement péquiste.

2 mai: Les Canadiens réélisent le gouvernement conservateur de Stephen Harper, majoritaire cette fois. Mais au Québec, le NPD détrône le Bloc qui ne remporte que 4 circonscriptions avec 23% des suffrages. Même le chef Gilles Duceppe, que les ténors du PQ étaient venus appuyer dans les derniers jours de la campagne, est battu dans son comté.

26 mai: Suite aux critiques et aux menaces de contestation judiciaire d’un ancien haut-fonctionnaire de la ville de Québec et ancien ministre péquiste, Denis de Belleval, le PQ, avec l’accord des Libéraux, dépose d’urgence un projet de loi visant à protéger le contrat de gestion de l’amphithéâtre avec Quebecor. En raison du calendrier avancé des travaux de l’Assemblée nationale, le projet ne peut être adopté qu’à l’unanimité. Or, on sait déjà qu’Amir Khadir votera contre. L’idée de faire une fleur à Pierre Karl Péladeau indispose aussi certains députés péquistes.

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31 mai: Nouvelle frasque particulièrement disgracieuse d’Amir Khadir qui, en pleine commission parlementaire, insulte Lucien Bouchard venu témoigner et répondre aux questions des députés sur les politiques énergétiques.

6 juin: Trois grosses pointures du PQ, Lizette Lapointe, Pierre Curzi et Louise Beaudoin, rejoints le lendemain par un quatrième député, Jean-Martin Aussant, claquent la porte du caucus péquiste, citant divers désaccords avec le leadership de Pauline Marois, notamment sur l’amphithéâtre de Québec, mais aussi sur sa stratégie de promotion de la souveraineté du Québec, la «gouvernance souverainiste».

7 juin: Le gouvernement libéral annonce que le projet de loi sur l’amphithéâtre ne sera rediscuté et adopté qu’en septembre.

8 juin: Au sortir d’une réunion de crise de son caucus de 48 députés, Pauline Marois admet avoir commis une erreur en expédiant l’affaire de l’amphithéâtre sans consultation, mais s’étonne qu’aucun des démissionnaires n’aient retourné ses appels. Dans les médias, pro et anti-Marois se déchaînent. Le nouveau président du PQ, l’ancien journaliste de Radio-Canada Raymond Archambault, soutient que certains dissidents regrettent déjà leur geste. Son prédécesseur Jonathan Valois blâme les «gros ego» de Lapointe et Curzi, et s’indigne qu’ils considèrent Marois comme une «femme de ménage» dont on voudrait se débarrasser après le travail de rénovation et de réorganisation qu’elle a accompli. Un autre ancien journaliste de Radio-Canada, Bernard Drainville, l’un des députés péquistes les plus en vue, dit «vivre un deuil» suite au départ de ses quatre collègues, mais il ne suivra pas leur exemple, préférant travailler à améliorer les choses «de l’intérieur».

11 juin: Une douzaine de «jeunes» députés péquistes (certains ont plus de 40 ans…) écrivent dans Le Devoir à l’ex-premier ministre Jacques Parizeau, lui demandant de leur «faire confiance». Ces élus se plaignent que «les médias se tournent régulièrement vers d’anciens porte-étendards souverainistes pour commenter l’actualité politique». Cette intervention bizarre est ridiculisée par nombre de commentateurs, dont l’ex-premier ministre Bernard Landry, qui y voit un autre aspect du «gâchis» sur lequel Pauline Marois devrait «réfléchir».

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14 juin: Toujours dans Le Devoir, Jacques Parizeau répond aux «jeunes» députés qu’il n’a pas l’intention de se taire, le «droit de parole» étant justement, selon lui, au coeur de la crise actuelle, sur l’amphithéâtre de Québec comme sur la promotion de la souveraineté.

15 juin: Pauline Marois dévoile le programme électoral du PQ, élaboré suite au congrès d’avril, dont le fameux «article 1» indique que «le Parti Québécois a pour objectif premier de réaliser la souveraineté du Québec à la suite d’une consultation de la population par référendum tenu au moment jugé approprié par le gouvernement» et que «le Parti Québécois agira en gouvernement souverainiste, cherchant à acquérir toujours plus de pouvoirs et de moyens pour le Québec et les Québécois». Pour les radicaux, c’est trop timide.

16 juin: Pauline Marois convainc un groupe de 50 «jeunes» militants péquistes, animés par Hadrien Parizeau (petit-fils de Jacques Parizeau et président du PQ dans Crémazie), de lui envoyer confidentiellement leur lettre de critiques plutôt que de la publier dans Le Devoir. Hadrien Parizeau a déjà dit que Pauline Marois «ne passe pas dans la population» et réclamé un «changement de direction» au PQ. Qu’à cela ne tienne, Pauline Marois rencontrera ces militants pour tenter de calmer le jeu.

Le premier ministre Jean Charest serait tenté d’exploiter ces déchirements au PQ, mais les Libéraux seraient malvenus de déclencher des élections dès l’automne, trois ans seulement après avoir obtenu un mandat majoritaire. Par ailleurs, on évoque de plus en plus la possibilité ou l’utilité d’une fusion de la CAQ de François Legault et de l’ADQ de Gérard Deltell, qui continuent de recruter des candidats en vue du prochain scrutin provincial.

* * *

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Pauline Marois, qui continue d’inviter les députés Aussan, Beaudoin, Curzi et Lapointe à réintégrer le PQ, sort grandie de cette crise au prétexte absurde – une patinoire! – et aux vraies raisons illogiques et suicidaires.

Il y a au PQ des souverainistes pressés (la famille Parizeau, d’autres personnalités incontournables et des militants parmi les plus actifs) et d’autres souverainistes plus prudents ou plus réfléchis (ou plus «jeunes», qui ont le temps) qui comprennent mieux les priorités actuelles de la population et la nécessité de ne pas lui tomber dessus comme une tonne de briques avec ça, du moins pas avant d’avoir été élu pour former le gouvernement et régler d’autres problèmes.

(Il y a d’ailleurs aussi des souverainistes à l’ADQ et à Québec solidaire, à la nouvelle CAQ et même quelques-uns chez les Libéraux, mais ces gens-là ont aussi d’autres intérêts qu’ils considèrent supérieurs.)

Ce qui échappe aux contestataires, c’est qu’il n’y a au PQ que des souverainistes, dont bien sûr la chef Pauline Marois! Accuser Pauline Marois de ne chercher qu’à exercer le pouvoir au détriment de la raison d’être du PQ, ou, pire, prétendre qu’elle soit moins intéressée à la souveraineté que la majorité des Québécois, c’est être complètement déconnecté de la réalité.

La majorité des Québécois est «ailleurs». On a vu ce qui est arrivé au Bloc le 2 mai. Les souverainistes purs et durs en ont été traumatisés, mais leur récent coup d’éclat est une fuite en avant qui ne fait que nuire aux chances du PQ de reprendre le pouvoir.

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Il y a un temps pour chaque chose et surtout un ordre naturel: 1) élection d’un gouvernement souverainiste, 2) promotion du projet, 3) référendum et, en cas de victoire du oui à une question claire («Voulez-vous que le Québec devienne un pays souverain?»), 4) arrangements avec les voisins et accession du Québec à l’indépendance.

Il est d’ailleurs plus qu’ironique que la famille Parizeau soit au centre de ce soubresaut souverainiste et de cette fronde contre Pauline Marois, puisque c’est la question tordue de Jacques Parizeau et sa campagne malhonnête mettant en vedette le dollar canadien («Oui, et ça devient possible», affichait-on) et prétendant que tout se passerait facilement, qui a incité un grand nombre d’indécis à finalement voter non en 1995.

Même en cas de victoire du PQ aux prochaines élections, une bonne campagne de promotion du projet souverainiste ne suffirait sans doute pas à garantir une victoire lors d’un référendum. Ça prendrait une crise à la Meech provoquée par le Canada anglais, l’abolition de la Loi sur les langues officielles ou une gaffe monstrueuse que le gouvernement Harper n’est pas prêt de commettre. (Ou une défaite des Nordiques en finale de la Coupe Stanley?)

Comme «l’immigrant en état de choc» de Richard Desjardins dans sa chanson La musulmane, on se demande: «Ici c’est-tu ailleurs?»

Auteur

  • François Bergeron

    Rédacteur en chef de l-express.ca. Plus de 40 ans d'expérience en journalisme et en édition de médias papier et web, en français et en anglais. Formation en sciences-politiques. Intéressé à toute l'actualité et aux grands enjeux modernes.

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