Les contradictions de la présence militaire canadienne en Afghanistan

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Publié 28/03/2006 par Nirou Eftekhari

La mort tragique d’un potier afghan, Nasrat Ali, sur qui le convoi militaire canadien a ouvert le feu la semaine dernière à Kandahar, est révélatrice des contradictions de la présence militaire des troupes étrangères stationnées en Afghanistan.

Que la victime afghane ait reçu ou non l’alerte des militaires canadiens, avant d’être la cible de leurs tirs, ne change rien au fait que cet incident n’aide pas à rehausser l’image des 2 300 soldats canadiens qui ont été dépêchés à Kandahar afin d’y assurer les fonctions de policiers et d’agents de sécurité. Cet épisode illustre également l’état de tension et de nervosité des soldats canadiens face aux attentats à la bombe qui se multiplient dans ce pays et ont coûté la vie à deux d’entre eux.

Près de cinq ans après l’invasion de l’Afghanistan par les forces de l’OTAN, orchestrées par les troupes américaines à la suite des attentats du 11 septembre, force est de constater que le pays s’enlise dans un état de guerre civile qui n’a cessé de s’intensifier depuis.

L’objectif de l’occupation militaire était de débarrasser l’Afghanistan du régime des Talibans, d’instaurer un gouvernement élu par la population et surtout de mettre fin aux activités des groupes islamistes et fanatiques qui avaient transformé l’Afghanistan en un foyer terroriste.

En 2002, une assemblée de notables afghans (la Loya Jirga) a formé un gouvernement intérimaire et a arrêté son choix sur Hamid Karzai qui fut élu 1er président de l’Afghanistan à l’issue des élections présidentielles d’octobre 2004.

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Cependant, ce président n’a pratiquement pas d’influence en dehors du périmètre de Kaboul et son pouvoir disparaît dans les faubourgs de la capitale. Ce sont les milices armées, appelées aussi seigneurs de la guerre qui contrôlent des régions entières du pays.

L’insécurité sévit un peu partout en Afghanistan et les droits des citoyens sont constamment violés en raison de l’absence d’un pouvoir central et du règne de l’arbitraire. Les témoignages de vols, de viols et d’assassinats ne manquent pas pour illustrer à quel point le pays s’est enfoncé dans un état d’anarchisme depuis la disparition du régime des Talibans qui, bien que moyenâgeux et obscurantiste, arrivait tout de même à mieux assurer la protection et la sécurité quotidiennes des Afghans.

C’est avec ces milices qui disposent de plus de 100 000 hommes armés, contre moins de 7000 pour l’armée afghane «reconstituée», et qui agissent en toute impunité que collaborent les troupes américaines, 10 000 soldats, pour venir à bout des groupes islamistes le long de la frontière avec le Pakistan. On estime que 1 600 personnes ont perdu la vie lors de ces affrontements en 2005 et plus de 200 depuis le début de 2006. L’absence de la sécurité, de cadre juridique et d’État de droit a par ailleurs favorisé en Afghanistan l’émergence d’une économie informelle centrée sur la culture de pavot et la production d’opium.

Selon la Bureau des Nations Unies pour la drogue et le crime (UNODC), l’Afghanistan fournit aujourd’hui 75% de l’opium mondial. La culture de pavot s’est étendue depuis la chute des Talibans à de nouvelles régions qui étaient auparavant épargnées. Les seigneurs de la guerre prélèvent un impôt dans chaque région sur cette culture pour financer leur armée privée.

On estime que le secteur informel, dominé par la production de la drogue, mobilise entre 80 et 90% des acteurs économiques en Afghanistan. La Banque mondiale s’inquiète notamment de l’extension de la culture de l’opium «devenue la principale activité économique» qui s’est généralisée à l’ensemble des régions du pays et qui participe au cercle vicieux de l’insécurité.

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Les autres activités économiques connaissent un faible progrès, voire un recul, en raison notamment de l’absence ou du démantèlement des principales infrastructures de base, classées aujourd’hui parmi les plus mauvaises du monde, y compris derrières celles des pays africains sub-sahariens. Vingt-trois années de guerre (1979-2002) et l’anarchie qui a suivi la chute des Talibans, ont ruiné l’économie afghane.

La disparition du régime des Talibans a également été suivie par l’émergence d’une nouvelle classe dominante dont les membres appartiennent essentiellement à la diaspora occidentalisée de retour au pays. Ces derniers se sont notamment enrichis au cours de ces dernières années grâce aux sommes dépensées par les États-Unis et les ONG occidentales – on en compte presque 2 000 à Kaboul. La forte hausse des loyers et les dépenses de consommation de ces couches privilégiées sont à l’origine de la poussée inflationniste qui a sérieusement aggravé la paupérisation des classes urbaines démunies. Les groupes extrémistes exploitent les sentiments de frustration de la population pour dénoncer l’occupation du pays par les armées des «infidèles» et «étrangers».

C’est dans ce contexte marqué par l’effondrement de l’économie au profit des narco-trafiquants liés aux milices armées, la montée des mécontentements populaires, l’absence de l’État et la violence quotidienne qu’il faut évaluer l’envoi et la présence des soldats canadiens en Afghanistan. Pour combien de temps ces derniers pourront-ils se prévaloir de l’image d’agents de la paix dans un pays où le prétexte de la lutte contre le terrorisme a poussé l’administration américaine à s’allier avec des potentats locaux?

La reconstitution de l’Afghanistan et le retour de la paix passent d’abord par le démantèlement du pouvoir des seigneurs de la guerre, alliés des États-Unis, qui ont de fait transformé ce pays en un grand chantier de production de drogue avec tous les problèmes sociaux et politiques que cela implique.

Par ailleurs, dans ce pays en proie à l’anarchie, aux conflits et affrontement ethniques et religieux divers, il faut un appareil d’État fort et puissant, pas un gouvernement fragile, exsangue et non-interventionniste, tel que prôné par les experts occidentaux, pour rétablir l’ordre et la sécurité. Les tueries, les attentats, l’insécurité et la violence se poursuivront tant et aussi longtemps que ces deux conditions essentielles ne seront pas remplies.

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Il semble que la lutte contre le terrorisme orchestrée par les États-Unis en Afghanistan, avec leurs jeux d’alliance inacceptables et injustifiés, ait pris plus d’importance que l’établissement de la démocratie et l’amélioration des conditions de vie de 29 millions afghans fatigués par tant d’années de malheur et de déception. C’est pourtant dans l’anarchie ambiante et les injustices quotidiennes que le terrorisme trouve toujours un terrain fertile de développement.

Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que les forces militaires étrangères stationnées en Afghanistan soient de plus en plus perçues par la population afghane comme les agents de l’asservissement d’un pays à un nouvel ordre imposé par l’extérieur.

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