L’éléphant dans la pièce

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Publié 08/09/2010 par François Bergeron

Le Toronto Star a révélé en exclusivité, à la fin août, qu’après une quinzaine de jours d’intenses pourparlers, tenues à l’hôtel Royal York, une douzaine de syndicats d’employés du gouvernement provincial – personnel de bureau, infirmières, enseignants, travailleurs sociaux, cols bleus, etc. – auraient rejeté une proposition du ministre Dwight Duncan de geler les salaires de la fonction publique pour deux ans (de 2012 à 2014), dans le cadre d’efforts visant à rééquilibrer les finances de la province.

Peu de médias se sont intéressés à cette information. Le Star lui-même n’y a fait écho qu’à deux reprises. D’autres manchettes, notamment sur le démantèlement d’une cellule terroriste à Ottawa, ont dominé l’actualité. La menace d’attentats à la bombe au Canada, par des Canadiens (ou plutôt des immigrants à qui on a étourdiment donné la nationalité canadienne), est certainement plus sensationnelle que des négociations entre le ministre des Finances de l’Ontario et ses syndicats. À long terme, cependant, ces discussions auront plus d’impact sur nos vies.

S’il faut en croire le dernier budget ontarien (et la crise grecque nous a montré que les chiffres officiels peuvent être trafiqués pour masquer une situation encore plus périlleuse), les dépenses du gouvernement provincial s’élèveront cette année à 125-130 milliards $ pour des revenus de 100-110 milliards $. Ce déficit d’environ 20 milliards $ ne serait ramené à zéro qu’en 2018, toujours selon les prédictions du gouvernement, qui ne valent pas toujours celles de Nostradamus.

Cela signifie que d’ici à 2018, on ajoutera encore quelques dizaines de milliards à la dette provinciale actuelle de 220 milliards $, dont les frais d’intérêts coûtent déjà 10 milliards $ aux Ontariens. (On se prend à souhaiter le grand dérangement prévu en 2012 par le calendrier maya.) On pourrait en faire des choses avec ces 10 milliards $, qu’on ne peut pas faire parce qu’on a emprunté pour se payer la Cadillac des services gouvernementaux, alors qu’un modèle moins luxueux aurait fait l’affaire.

Personne, ni vous, ni moi, ni la plus grosse entreprise, ni le gouvernement, ne peut s’endetter indéfiniment. On peut être déficitaire pendant un moment, quand on emprunte pour investir dans le but d’être profitable en temps «normal». Dans le cas de nos gouvernements, malheureusement, on a droit à l’inverse: presque toujours déficitaire, n’affichant un surplus que très rarement, voire accidentellement.

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Dans le passé, presque toutes les crises financières et les récessions qu’elles ont occasionnées sont venues d’un endettement «souverain» inconsidéré, expliquent les économistes Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff dans This Time Is Different, un ouvraqe sur la crise de 2008… sous-titré Eight Centuries Of Financial Folly, justement pour souligner que depuis 800 ans les mêmes causes produisent les mêmes effets, et que cette fois-ci n’est pas du tout différente des autres, contrairement à ce qu’ont prétendu plusieurs de nos dirigeants pris de panique.

Le déficit doit donc être ramené à zéro, le plus tôt possible, pour renverser la vapeur: cesser d’emprunter, commencer à rembourser nos dettes, évidemment en réalisant des surplus, gros dans les années prospères, petits dans les périodes de ralentissement, où la relance serait alors financée non pas en empruntant mais bien en puisant dans le compte d’épargne (inexistant à l’heure actuelle). C’est le principe du «développement durable» appliqué aux finances publiques.

Il est illusoire de croire que la reprise économique suffira pour permettre aux revenus de l’État ontarien de s’élever jusqu’au niveau de ses dépenses. Les dépenses elles-mêmes devront être comprimées.

Or, voici la donnée incontournable à laquelle se bute le ministre des Finances (et nous tous par son entremise): les salaires des 710 000 employés syndiqués et 350 000 cadres et autres non-syndiqués de la fonction publique ontarienne comptent pour 55% des dépenses gouvernementales. Aucun effort de réduction des dépenses ne peut épargner cette masse salariale, ni d’ailleurs le 45% en paiements de transferts (aide sociale, subventions), dépenses d’infrastructures et achats de produits et services.

Les chefs syndicaux, qui s’étaient dit opposés à tout gel des salaires quand Dwight Duncan y avait fait allusion dans son discours du budget au printemps dernier, ont répété, selon le Toronto Star, qu’ils n’acceptent pas «la prémisse du gouvernement suivant laquelle les salaires sont la cause de la situation financière actuelle» (ce qui n’est pas exactement la prémisse du gouvernement, mais passons). Le reportage mentionne que certains chefs syndicaux ont quitté la table dès le deuxième jour de la rencontre, tandis que des porte-parole du ministre minimisent la portée de ces gestes et annoncent même d’autres rondes de discussion.

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Ce ne sont évidemment pas les employés de la fonction publique ontarienne qui sont à blâmer pour avoir demandé les salaires les plus élevés et les meilleures conditions de travail. Tout le monde veut sa place au soleil. Ce sont nos élus actuels et leurs prédécesseurs qui ont signé ces conventions collectives qui auraient dû être plus prudents, en refusant d’accorder des augmentations supérieures à l’inflation, et seulement dans le cadre d’un budget équilibré.

Les syndicats de la fonction publique devraient s’estimer chanceux qu’on ne leur propose qu’un gel de deux ans et le maintien de la plupart de leurs emplois, alors que le budget provincial sera déficitaire pendant plus longtemps et que les autres travailleurs et cadres du secteur privé voient leurs revenus et leur sécurité fluctuer en fonction des aléas de l’économie.

Le refus des chefs syndicaux de participer aux nécessaires discussions sur le redressement des finances publiques révèle leur mépris pour le reste de la société, qui finira par exiger l’abolition de leurs privilèges anachroniques.

Auteur

  • François Bergeron

    Rédacteur en chef de l-express.ca. Plus de 40 ans d'expérience en journalisme et en édition de médias papier et web, en français et en anglais. Formation en sciences-politiques. Intéressé à toute l'actualité et aux grands enjeux modernes.

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