Le nectar du chagrin

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Publié 04/04/2006 par Dominique Denis

Avec La forêt des mal-aimés (Audiogram), Pierre Lapointe est assuré de réaffirmer son importance aux yeux de ceux qui voient en lui la voix la plus distincte de la nouvelle chanson québécoise. Paradoxalement, cet opus 2 apportera aussi de l’eau au moulin de ses détracteurs, qui voient en lui un dandy narcissique, un interprète au style et aux émotions empruntées, et qui se prend – suprême injure! – pour un Français.

Difficile, lorsqu’on pénètre dans la dense forêt de cet album, de ne pas comprendre ce qui hérisse ces mauvaises langues. Mais sa démarche est-elle répréhensible pour autant? Après tout, si Daniel Boucher s’est taillé une place au soleil en singeant le Charlebois des années 70, alors Lapointe sera le Julien Clerc de la même époque, avec ses fulgurances poétiques et ses univers musicaux parfois démesurés, au carrefour de Hair et de Tolkien.

Et si sa voix si particulière trahit une certaine affectation (et même une affectation certaine), elle a sa raison d’être, collant parfaitement à son personnage de mec qui se vautre dans une mélancolie capitonnée.

Chez Lapointe, pas question de se tailler les veines: le chagrin se boit comme un onctueux digestif, lorsque les invitées ont quitté le banquet de l’amour, et qu’on se laisse bercer par les sanglots longs des violons de l’automne.

Bref, on ne croit pas en sa salade, mais on n’a pas besoin d’y croire. En fait – et c’est là sa principale force – la magie Lapointe opère en marge de la véracité: dans son univers, la forme prime sur le fond, l’élégance sur les tripes.

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Du coup, notre homme s’affranchit de cette espèce de symbiose populiste à laquelle se croient tenue la majorité des vedettes québécoises (et qui est bidon, de toute façon), pour mieux nous faire son cinéma, nous emmener de climat en luxueux climat, tout en peaufinant sa langue alambiquée et ses mélodies qui s’ancrent avec une redoutable efficacité dans notre mémoire, que cela nous chante ou non.

L’escale brésilienne du Métèque

L’essentiel de l’œuvre de Georges Moustaki – une œuvre qui, rappelons-le, s’échelonne sur un demi-siècle! – semble se nourrir d’une dialectique particulière entre le désir d’errance et le besoin d’appartenance, mue par ces rapports complexes à la liberté qu’entretiennent ceux chez qui «pays» et «peuple» sont des vocables chargés d’ambiguïté. Depuis qu’il traîne sa «gueule de métèque, de Juif errant, de pâtre grec» de Paris à Buenos Aires, d’Alexandrie à Bahia, Moustaki nous emmène dans ses bagages, fidèle à sa dégaine de baba comme à ses amitiés.

En ce sens, Vagabond (Virgin/EMI) aurait pu paraître il y a 15 ans, il y a 30 ans. Seule différence (outre la crinière dégarnie et désormais blanche comme neige), la voix se fait plus chevrotante, assumant sans malaise ses fausses notes, confiante que nous ne lui en tiendrons pas rigueur.

Enregistré à Rio de Janeiro avec, pour l’essentiel, des musiciens brésiliens, Vagabond incarne une certaine idée du Brésil: élégant et sensuel, aux raffinements harmoniques et poétiques en parfaite symbiose avec une négritude orgueilleuse. Moustaki en profite pour dépoussiérer quelques classiques (Bahia et sa superbe adaptation de Aguas de Março), pour rendre hommage à l’ami Jobim (Tom), minant pour la énième fois la veine bourlingueuse, le temps d’une chanson-titre sur laquelle Sylvie Kuhn tient le rôle de celle qui attend.

Par sympathie ou par respect, on lui pardonnera quelques exercices de style moins mémorables – Les mères juives, Amoureuse et Femme ronde – qui sont construits sur un recours abusif à l’outil par excellence des auteurs paresseux: l’adjectif qualificatif («Généreuse/Plantureuse/Pudique, voluptueuse/Malicieuse/Audacieuse/Amoureuse»). Mais cela n’est-il pas dans l’ordre des choses, pour celui qui, il y a plus de 30 ans, revendiquait le droit à la paresse?

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Legrand compositeur et le Petit Taureau

Ce n’est pas pour rien que Claude Nougaro portait le surnom de «petit taureau»: le bonhomme, court sur pattes et large d’épaules, était une véritable force de la nature. Mais si ce n’eût été de Michel Legrand, maître ès mélodies, Nougaro aurait sans doute mis plus longtemps à acquérir le métier – et le répertoire – pour monter dans l’arène et y rester.

Lorsqu’il ne pigeait pas ses mélodies dans les classiques du jazz (notamment chez Armstrong, Rollins et Brubeck), Nougaro savait qu’il pouvait compter sur Legrand. Ces deux-là parlaient le même langage, ayant compris que ce n’était pas assez de prêter les couleurs du jazz à la chanson, comme une chambre qu’on repeint en bleu: il fallait que les deux idiomes soient en symbiose pour que la poésie puisse swinger aussi librement que l’impro.

De cette entente sont nées La chanson, Le rouge et le noir, Le cinéma, L’église, autant de titres que Legrand revisitait récemment sur Legrand Nougaro (Blue Note/EMI), sollicitant pour l’occasion une bonne poignée de grosses pointures: Ron Carter à la contrebasse, Kenny Werner au piano, Thierry Eliez à l’orgue Hammond (pour la saveur 60’s de rigueur) et Phil Woods au saxo. Nougaro, quant à lui, se manifeste le temps de deux duos virtuels, dont une reprise de Les Don Juan bourrée de clins d’œil complices et d’une gouaille propre à ceux sur qui le temps n’a pas d’emprise.

Et planté au beau milieu de ce bouquet d’immortelles, on découvre Mon dernier concert, un texte magnifique («Mon dernier concert sera-t-il à tombeau ouvert/Ou à guichet fermé?») que la veuve de Nougaro retrouvait récemment dans les tiroirs du poète. Cette ultime collaboration donne lieu à un moment d’émotion qui, curieusement, est plus brélien que nougaresque. Mais pour le reste, on demeure en territoire jazz, et ce, malgré quelques-unes de ces envolées orchestrales auxquelles Legrand, en bon compositeur de cinéma, n’a jamais su résister.

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