Le malaise derrière les émeutes

Incendies, affrontements et dérives: les banlieues françaises en crise

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Publié 09/02/2006 par Marta Dolecki

À peine cinq minutes séparent son domicile de son lieu de travail. Pourtant, quand Agnès Faulcon parcourt ce même trajet chaque matin, elle a l’impression de franchir les frontières d’un monde invisible. Mme Faulcon est la directrice du Centre social de la Dhuys, à Clichy-sous-bois, centre névralgique à l’origine du déclenchement des émeutes qui ont secoué toute la France.

«C’est difficile à imaginer, on est ici à 15 km de Paris et pourtant, dans ces mêmes quartiers, les jeunes sont loin de tout», témoigne-t-elle en entrevue. Tous les jours, des journalistes viennent nous voir pour nous demander comment les gens peuvent vivre dans de telles conditions. Les façades des immeubles se sont dégradées au fil des années. Elles sont maintenant grises et abîmées. Les ordures sont mal ramassées, les rats circulent partout. On se croirait dans un bidonville quelque part à Soweto», s’exclame Mme Faulcon

Deux mondes parallèles

Les affirmations d’Agnès Faulcon mettent en lumière le contraste saisissant entre la France ordinaire, celle des classes moyennes, et une autre que plusieurs nomment «la France d’à côté» et qui a pour décor urbain les cités HLM où s’entassent une majorité de ménages à faibles revenus et en situation précaire.

Deux univers parallèles et pourtant radicalement opposés qui coexistent à seulement quelques kilomètres de distance. Tous les jours, Agnès Faulcon passe de l’un à l’autre. Le soir, elle quitte les murs de la cité, rentrant chez elle pour retrouver la France telle qu’on la connaît, celle de bourgades tranquilles dotées de petits pavillons résidentiels, d’une place de marché et d’un café-tabac où une poignée d’habitués se réunissent et aiment à donner leur avis sur tout.

C’est à cette réalité d’une société aux deux visages que le monde s’est éveillé, parfois avec surprise, lors des deux dernières semaines. «Les Français se sont aperçus qu’ils vivent, comme tous les autres pays du monde, dans une société à deux vitesses, avec d’un côté, l’existence de classes moyennes et de l’autre, la formation de ghettos avec une ségrégation sociale et raciale qui s’est renforcée au fil des ans au point que le mélange de population est de plus en plus faible», commente Didier Lapeyronnie, auteur du livre Les Quartiers d’exil et professeur de sociologie à l’Université Victor-Segalen à Bordeaux.

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Les émeutes urbaines qui ont plongé le pays dans le chaos suite à la mort de deux adolescents de Clichy-sous-bois, électrocutés après s’être réfugiés dans un transformateur EDF, sont, pour Agnès Faulcon, le résultat d’un malaise profond qui, en France, dure depuis 20, voire 30 ans.

«Aujourd’hui, on a l’air de découvrir qu’il y a un gros problème. On sait pourtant depuis des années que les quartiers français sont dans une grande misère. Ce que les gens nous disent ici – les habitants, les pères, les mères de famille – c’est que tout cela était malheureusement prévisible», fait valoir Mme Faulcon.

«Nous ne sommes pas très étonnés que les jeunes se soient mis en colère à l’occasion du décès de ces deux enfants. Il y a beaucoup d’entre eux qui restent sur le côté de la route, qui sont victimes de racisme et de discrimination. Ceux-là, quand on ne les écoute pas pendant des années, ils sont tentés de prendre des cailloux pour se faire entendre.»

L’écart entre le discours officiel et la réalité

«La France est un pays curieux, un pays schizophrène qui a ses principes généraux, mais qui ignore complètement sa réalité sociale, lance Didier Lapeyronnie. Il y a d’un côté le modèle national, le modèle républicain qui offre sa chance à tout le monde et de l’autre, un espace politique complètement fermé. En France, il n’y a pas un seul député appartenant à une minorité ethnique. Il y a également très peu de représentants de minorités visibles au sein des conseils municipaux. On se retrouve avec toute une génération qui n’a pas de porte-parole et qui n’est pas reconnue sur le plan politique. D’ailleurs, les jeunes dans les cités le disent souvent: “on n’est pas des gens nous ici, monsieur.”»

En raison de la discrimination en matière d’emploi, les principes républicains d’égalité, de liberté et de fraternité ne peuvent pas non plus venir trouver écho chez bon nombre de jeunes de banlieue. «Quand vous avez 19 ans, que vous cherchez un emploi et que vous vous appelez Mohamed, malheureusement, vous êtes discriminé. C’est une réalité», souligne Mme Faulcon.

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Le taux de chômage est d’environ 9,8% en France. Il peut néanmoins atteindre les 25% dans des villes comme Clichy où il frappe principalement les jeunes de moins de 25 ans.

Dans ce contexte, l’appel à l’intégration, réitéré à maintes reprises par des autorités françaises, est vécu comme une insulte par ces mêmes jeunes souvent originaires d’Afrique noire et du Maghreb et qui sont issus de la troisième génération d’immigration. «La plupart d’entre eux sont Français de toute façon», commente Agnès Faulcon. «Même s’ils sont d’origine étrangère, ils ont leur carte d’identité française. Ils vivent très mal le fait qu’on leur parle d’intégration, alors qu’eux, tout ce qu’ils désirent, c’est de faire des études et de trouver un emploi comme n’importe quel jeune Français de leur âge.»

Dialogue plutôt que méthode forte

Il n’y a évidemment pas de solution immédiate à la crise des banlieues française. Sébastian Roché, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et auteur du livre Police de proximité: Nos politiques de sécurité pense qu’il faudrait commencer par rétablir une relation de confiance entre les forces de l’ordre et les habitants des banlieues.

Dans l’incident de Clichy-sous-bois, les deux jeunes auraient trouvé la mort dans le local EDF parce qu’ils s’étaient enfuis à la vue des forces de l’ordre, selon plusieurs témoins. En banlieue, s’enfuir à l’approche d’un véhicule de police demeure une attitude courante pour bon nombre de jeunes, même lorsque ces derniers n’ont rien à se reprocher.

Or, «si les jeunes connaissent mieux la police, il n’auraient pas besoin de s’enfuir et les policiers n’auraient pas besoin de leur courir après. Les rapports entre les forces de l’ordre et les habitants des quartiers seraient alors transformés», estime Sébastian Roché.

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Reste qu’en France, les échauffourées se poursuivent en province et tous les esprits gardent encore le souvenir des récents événements. «La confiance ne se construit pas pendant une situation de crise», ajoute-t-il. Le sociologue dénonce la décision du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, d’avoir défait la police de proximité mise en place par le gouvernement socialiste.

«Il [Sarkozy] trouvait que la police de proximité était trop molle et lui a préféré une police plus agressive. Cela a contribué à dégrader les relations entre les jeunes issus des minorités et la police», fait valoir le directeur de recherches.

Sébastian Roché croit également que la lutte contre la discrimination passe par des pratiques plus égalitaires en termes d’accès à l’emploi.

«Il est aberrant que des gens qui aient des diplômes ne puissent pas sortir de leur quartier et trouver un emploi. Pour contrer ce problème, il y a maintenant des entreprises qui expérimentent les CV anonymes. Elles considèrent les possibilités de recrutement en se basant uniquement sur les compétences contenues dans le CV, sans prendre en compte le nom de la personne», explique M. Roché.

«On parle beaucoup d’égalité des chances. On sait que cette égalité ne sera pas réelle, mais il faut au moins qu’on essaie de s’en rapprocher», conclut Agnès Faulcon qui ajoute que le calme est présentement revenu à Clichy-sous-bois.

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«Il n’y a plus aucun signe de violence d’aucune sorte depuis maintenant une semaine, commente Mme Faulcon. La chose un peu particulière, c’est que les habitants de ces quartiers ont énormément besoin de parler de ce qui s’est passé», note la directrice du Centre social de la Dhuys.

«Tout le monde est bouleversé par les événements, et aussi par le défilé constant de journalistes dans le quartier. Ça perturbe un peu la vie ordinaire. Les gens se rendent compte que, pour une fois, on parle d’eux.»

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