Le déclin de l’empire libéral

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Publié 24/01/2006 par François Bergeron

En 2004, les boules de cristal annonçaient que Paul Martin allait consolider la majorité libérale remportée sous Jean Chrétien, notamment en gagnant des sièges au Québec, le nouveau premier ministre s’étant toujours montré plus conciliant que son prédécesseur face aux aspirations des Québécois. Issu de la «droite» du parti et grand responsable de l’élimination du déficit, M. Martin allait également couper l’herbe sous le pied des Conservateurs et ne leur laisser, pour se distinguer, que des projets de réformes sociales impopulaires.

La réalité s’est avérée fort différente: torpillés au Québec par le scandale des commandites, déstabilisés en Ontario par les hausses de taxes du nouveau gouvernement McGuinty, se remettant mal des déchirements de la campagne au leadership, les Libéraux ont perdu du terrain dans ces deux provinces. Ils n’ont réussi à faire élire un gouvernement minoritaire que grâce à une campagne démonisant Stephen Harper et exploitant les propos controversés de quelques candidats conservateurs.

Un an et demi plus tard, le mariage gai voté, Belinda Stronach achetée, Paul Martin blanchi par le rapport Gomery, les Ontariens retrouvant l’équilibre budgétaire, les Libéraux s’attendaient à reconquérir une majorité parlementaire, malgré la persistance du mécontentement au Québec.

Mais c’était sans compter sur l’évolution remarquée du Parti conservateur et de son chef vers le «centre» de l’échiquier politique. Cela coïncidait avec une réceptivité nouvelle des Canadiens et même des Québécois envers les critiques et les politiques conservatrices. Tout cela a mené, le 23 janvier 2006, au résultat électoral que l’on sait.

De plus, les Libéraux ont commis l’erreur stratégique de miser sur la deuxième phase (janvier) de la longue campagne électorale, alors que la plupart des citoyens ont arrêté leur décision pendant les Fêtes. Les Conservateurs, eux, ont tout déballé en décembre et ont maîtrisé les débats jusqu’à la fin.

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Voici, en vrac, des causes du déclin libéral et/ou de la montée conservatrice qui ont caractérisé ce scrutin:

• Le spectre d’une privatisation du système de santé sous les Conservateurs s’est évaporé lorsque la Cour suprême a jugé que les Canadiens avaient le droit de sauver leur vie face aux délais et aux insuffisances du système public. Jack Layton lui-même a reconnu que les cliniques privées n’allaient pas disparaître. Ce n’est pas Paul Martin, abonné à une clinique privée, qui l’a contredit. Guidées par l’Alberta et le Québec, les provinces se rebiffent déjà contre le carcan de la Loi fédérale sur la santé. On ne peut plus faire peur au monde avec ça. C’est encore le bilinguisme qui définit le plus fondamentalement le Canada, pas l’assurance-maladie!

• La fusillade du Boxing Day à Toronto a aussi fait des victimes politiques. La proposition absurde des Libéraux de bannir des armes déjà interdites a exposé la vacuité de leur programme et rappelé l’inutilité et les coûts astronomiques de leur registre des armes à feu… pour ne rien dire de leur laxisme en matière d’emprisonnement des criminels et de déportation des immigrants 
indésirables.

• L’évacuation des Autochtones de Kashechewan, dans le Nord de l’Ontario, a rappelé les conditions misérables des Premières Nations malgré des décennies de coûteux programmes (libéraux) de soutien. L’appel des Conservateurs à une révision de ces programmes est apparu tout simplement sensé.

•  Le populaire Protocole de Kyoto est remis en question par les Conservateurs, mais le bilan canadien de réduction des gaz à effet de serre, sous les Libéraux signataires du traité, est affligeant. Les Canadiens, nombreux à être au fait d’informations plus nuancées, commencent peut-être aussi à se lasser de la propagande annonçant une fin du monde imminente dans les ouragans et la pollution.

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• L’éventualité d’un rapprochement inconfortable entre le gouvernement Harper et l’administration Bush – sur le bouclier anti-missile, l’engagement militaire au Moyen-Orient, la paranoïa sécuritaire et l’invasion de la religion dans la vie publique – reste un empêchement majeur d’accorder une confiance illimitée aux Conservateurs. Et ils le savent: personne n’a voté pour eux pour ça. Mais notre niveau de vie dépend grandement, et pour encore très longtemps, du commerce avec les États-Unis. Les Libéraux n’ont pas obtenu grand chose dans ce dossier. Stephen Harper a promis d’avoir les intérêts du Canada à coeur dans ses relations avec les Américains. On verra.

• La publicité la plus efficace des Libéraux était celle qui disait que l’élection de Stephen Harper mettrait «un sourire sur le visage de George Bush». Mais toutes les autres ont fait passer les Libéraux pour des amateurs ou des menteurs. On a surtout dénoncé celle qui accusait les Conservateurs de vouloir des militaires en armes dans les rues, mais les insinuations sur la recriminalisation de l’avortement sous les Conservateurs étaient de la même fournée.

• La campagne libérale a paru improvisée (alors que le premier ministre s’est toujours présenté comme l’incarnation de la compétence), notamment lorsque Paul Martin a proposé, en janvier, de bannir le recours, par le gouvernement fédéral, à la clause constitutionnelle permettant de soustraire une loi de l’application de la Charte des droits et libertés. Outre le fait que Paul Martin avait dit le contraire il y a quelques mois seulement, en évoquant la protection des libertés religieuses face à une éventuelle imposition du mariage gai par les tribunaux, les Libéraux ont surestimé la popularité de la Charte au Canada anglais. Ils se trouvaient aussi à reconnaître que la bataille était déjà perdue au Québec, où la clause nonobstant est jugée utile puisqu’elle permet au gouvernement québécois d’exempter ses lois linguistiques de l’application de la Charte.

• Dès les premiers jours de la campagne, Stephen Harper a annoncé qu’un Parlement dominé par les Conservateurs rediscuterait de la restauration du mariage traditionnel… mais que les mariages gais déjà enregistrés ne seraient pas annulés… et que son gouvernement n’utiliserait pas la clause nonobstant pour invalider une éventuelle reconnaissance du mariage gai par la Cour suprême! Le pari était risqué: on aurait pu ridiculiser cette impossible quadrature du cercle. Mais il semble avoir obtenu l’effet escompté: désamorcer la controverse tout en rappelant que cette réforme a été concoctée par un gouvernement qui a capitulé dès la première escarmouche juridique.

• Stephen Harper a évité d’attaquer de front les fonctionnaires, juges et journalistes «libéraux», sauf lorsqu’il a fait valoir leur rôle de contrepoids face à un gouvernement conservateur. Cette «gaffe» a cependant rappelé que l’un des enjeux de cette campagne, le changement pour le changement, tenait à la domination de toutes les sphères de la société par les Libéraux et leurs amis après un long règne.

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• Historiquement plus au diapason des francophones que les Conservateurs, les Libéraux n’ont pas perdu le Québec uniquement à cause du scandale des commandites. Pendant la première moitié de la campagne, ils ont continué de minimiser les critiques du gouvernement (libéral) du Québec sur le déséquilibre entre les surplus budgétaires d’Ottawa et les difficultés des provinces. Or, depuis un an déjà, le gouvernement (libéral) de l’Ontario les avait reprises à son compte et confirmait qu’il ne s’agissait pas là de jérémiades de séparatistes mais bien d’un réel problème. Les Libéraux ont aggravé leur cas en faisant campagne au Canada anglais contre un complot imaginaire de Stephen Harper et de Gilles Duceppe pour détruire le pays.

Heureusement, la crédulité des citoyens a des limites.

Auteur

  • François Bergeron

    Rédacteur en chef de l-express.ca. Plus de 40 ans d'expérience en journalisme et en édition de médias papier et web, en français et en anglais. Formation en sciences-politiques. Intéressé à toute l'actualité et aux grands enjeux modernes.

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