Le combat du Ring

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Publié 12/09/2006 par Dominique Denis

L’entrée en matière, c’est le moins qu’on puisse dire, a quelque chose de surréel, mais donne la pleine mesure du gouffre entre la réalité torontoise et l’univers mythique de Richard Wagner: en ce superbe vendredi après-midi de fin d’été, l’angle des rues Queen et University bourdonne d’activité, tandis que la foule, cellulaire ou hot dog en main, profite d’un bref retour du temps chaud, contournant les barricades et les bulldozers qui prêtent à cette intersection des airs de parcours à obstacle.

Mais pour peu qu’on pénètre l’enceinte du Four Seasons Centre for the Performing Arts, havre de sérénité derrière sa façade anonyme, nous voilà menés dans la pénombre, jusqu’à un balcon réservé aux représentants de la presse. Et aussitôt, sous nos yeux ahuris, se déploie l’arbre gigantesque qui sert de décor à Siegfried. Si la bouche du métro Osgoode menait directement à la grotte de Lascaux, l’effet ne serait pas plus saisissant.

Pour marquer son entrée dans ses nouvelles pénates après un combat politique de plus de 20 ans – et pour mettre en valeur l’immense potentiel scénique et acoustique du centre Four Seasons – la Canadian Opera Company (COC) ne pouvait trouver mieux que de s’attaquer de front à l’Everest du répertoire, l’immense cycle de l’anneau de Richard Wagner.

Quatre opéras (Das Rheingold, Die Walküre, Siegfried et Götterdämmerung), créés entre 1869 et 1876 selon la philosophie de «l’art total», qui embrassait la musique, le théâtre, la poésie et tous les arts de la scène, reflétant à la fois le génie et la mégalomanie du compositeur allemand.

Repris durant trois semaines consécutives (du 12 septembre au 1er octobre), le cycle prend plus de 15 heures à se dérouler, imposant d’immenses défis d’endurance aux chanteurs et, diront plusieurs, au public. Après des décennies de courageuses productions souvent minées par des salles mal adaptées, cette méga-production a pour but d’élever le COC – et la ville de Toronto – au rang des destinations incontournables du monde de l’opéra, au même titre que Milan, New York, Londres ou Bayreuth, lieu de pèlerinage wagnérien.

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«Quand L’or du Rhin ouvrira le cycle et, en même temps, le nouvel opéra, les Torontois vont comprendre ce que ça veut dire que de voir un spectacle d’opéra», estime Serge Bennathan, qui a assuré la chorégraphie de Das Rheingold et Die Walküre. «J’espère que je serai visionnaire en affirmant que ça va donner un grand coup de fouet à la vie culturelle torontoise.»

Question de maximiser l’impact de ce coup de fouet, le chef d’orchestre et directeur général du COC, Richard Bradshaw, n’a pas lésiné sur les moyens, s’assurant la participation de chanteurs de calibre international et de quatre metteurs en scène différents, dont les cinéastes Atom Egoyan et François Girard.

Le fait qu’une semaine avant la première, les billets étaient écoulés à 95 %, malgré le prix carrément prohibitif des meilleures places (jusqu’à 500 $ par représentation), démontre que le public torontois n’est pas sourd au buzz entourant l’événement. Et le phénomène dépasse largement nos frontières: bon nombre desdits billets auraient été achetés par des wagnérophiles qui feront le voyage d’Europe, et même la possible défection du baryton Pavlo Hunka pour des raisons de santé ne saurait mitiger les prédictions triomphales.

De son vivant, Wagner polarisa l’opinion comme nul compositeur avant ou depuis, obligeant ses homologues à se positionner en relation à sa vision et son influence. Si le recul nous permet désormais d’apprécier son œuvre en-dehors de toute association idéologique (avec le régime nazi, entre autres), il demeure que le Cycle de l’anneau continue de susciter une foule d’associations extra-musicales, que ce soit par le biais de la parodie (sous les traits de Bugs Bunny et d’Elmer Fudd) ou dans l’emploi du leitmotiv des Walkyries dans la célèbre scène de surf d’Apocalypse Now.

Et en puisant son inspiration dans les mythes germaniques, scandinaves et même grecs, Wagner a conçu un univers dont les plus proches parallèles ne se situent pas tant dans le drame à échelle humaine de Puccini ou Bizet, mais plutôt dans la littérature d’inspiration mythologique telle qu’incarnée aujourd’hui par Le Seigneur des anneaux.

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La question n’est donc pas tant de savoir si le public torontois saura justifier la gageure de Bradshaw (l’intérêt initial est égal à celui suscité par les comédies musicales de Broadway), mais s’il sera en mesure d’appréhender le magnum opus de Wagner dans l’esprit que l’entendait son créateur il y a plus de 125 ans. De nos jours, technologie aidant, la musique sous toutes ses formes est omniprésente, perdant du coup une bonne partie de son pouvoir de surprise et de transcendance.

Par ailleurs, la fragmentation extrême du temps – et donc de la vie – nous prédispose mal à ce genre d’immersion intense et ininterrompue. Le but de l’art total wagnérien étant de nous soustraire au quotidien pour mieux nous rapprocher de valeurs universelles et intemporelles, on peut douter de notre propre capacité à pleinement vivre l’expérience du Ring, même avec l’encadrement visuel spectaculaire que promet cette nouvelle production.

À ce chapitre, Serge Bennathan estime qu’il s’agit surtout d’une question d’éducation. «Quand les gens découvrent l’opéra, ils sont illuminés par une espèce d’imaginaire», croit le chorégraphe. «Il va falloir profiter du grand boum créé par le Ring, qui va donner aux habitants de Toronto un goût assez fort pour l’opéra.»

La Canadian Opera Company présente Wagner’s Ring du 12 septembre au 1er octobre, au Four Seasons Centre for the Performing Arts (145, rue Queen Ouest). Billets: www.ringcycle.ca ou 416-363-8231

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