Jusque récemment, ma connaissance d’Alfred Schnittke (1934-1998) se limitait à tout le bien qu’a pu en dire Andrew Burashko, le directeur artistique de l’ensemble torontois Art of Time. Je savais qu’on voyait en lui le digne héritier de Shostakovich, ce qui constitue en soi une solide recommandation. Mais à vrai dire, je n’étais pas préparé pour le choc qu’a représenté l’écoute initiale de ces trois concertos pour piano, que nous propose Ewa Kupiec et Maria Lettberg en compagnie du Rundfunk-Sinfonieorchester de Berlin, sous la direction fougueuse du jeune chef Frank Strobel (Die Klavierkonzerte Nos 1-3, Phoenix Edition/Distribution Naxos).
Pour simplifier, disons que Schnittke avait le modernisme accessible. Malgré son goût de la provocation, sa musique cherchait constamment l’équilibre entre le viscéral et l’intellectuel. Tout comme Shostakovich, dont les effets orchestraux étaient jugés un brin trop pompiers par les éminences de l’avant-garde (Boulez et compagnie), Schnittke ne voyait pas pourquoi il se contenterait d’une gifle quand il pouvait asséner un coup de massue.
Et pourtant, on entend quelque chose d’autre dans ces partitions, tout particulièrement dans ce premier concerto, composé en 1960, alors que Schnittke était encore au conservatoire de Moscou: il y a dans l’irrépressible propulsion rythmique de l’allegro initial, accentuée par des pizzicati et de nombreuses percussions, une énergie contagieuse – et un humour – qui ne sont pas sans évoquer l’univers de George Gershwin, les emprunts afro-américains en moins. Dans les deux cas, il s’agit d’œuvres qui célèbrent le modernisme résolument urbain qui leur sert de carburant. Si les deuxième et troisième concertos imposent une écriture plus personnelles, leur écoute est plus ardue, et il est recommandé d’apprivoiser tout à fait le concerto no 1 avant d’aborder la suite des choses.
Le pari beethovenien de Tafelmusik
Après la révélation des 5e et 6e symphonies, saluées à l’unanimité par la critique lors de leur parution l’an dernier, l’ensemble torontois Tafelmusik poursuit son incursion dans l’univers de Beethoven avec l’enregistrement des 7e et 8e, réalisé en avril dernier à la salle George Weston, et paru il y a peu sur étiquette Analekta.
Si l’effet de surprise d’entendre un orchestre baroque repousser les limites de son répertoire s’est dissipé, le bonheur, lui, est toujours au rendez-vous. Lumineuses et transparentes, leurs lectures ne manquent pas de grandeur, mais il ne s’agit pas ici d’une musique confortablement installée dans ses fauteuils de velours: il y a toujours un élément de danger dans cette approche qui nous restitue le modernisme de Beethoven, comme si l’on poussait un moteur juste au-delà de sa vélocité normale. Puisque la Huitième, aux dimensions et aux aspirations plus modestes, présente moins de défis à un orchestre baroque, c’est surtout dans l’interprétation de la Septième symphonie qu’on peut prendre la mesure de la validité du pari de Tafelmusik. Le vivace initial s’élance de la ligne de départ avec une fougue irrésistible, et lallegro con brio qui clôt la symphonie n’est rien de moins qu’électrisant, mais il nous faut quelques écoutes pour que le solennel allegretto (peut-être le plus beau mouvement lent de l’œuvre de Beethoven) impose ses charmes sans qu’on se trouve à regretter la palette plus généreuse et veloutée à laquelle nous ont habitués les orchestres conventionnels.