La modernité jouissive d’Alfred Schnittke

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Publié 25/11/2008 par Dominique Denis

Jusque récemment, ma connaissance d’Alfred Schnittke (1934-1998) se limitait à tout le bien qu’a pu en dire Andrew Burashko, le directeur artistique de l’ensemble torontois Art of Time. Je savais qu’on voyait en lui le digne héritier de Shostakovich, ce qui constitue en soi une solide recommandation. Mais à vrai dire, je n’étais pas préparé pour le choc qu’a représenté l’écoute initiale de ces trois concertos pour piano, que nous propose Ewa Kupiec et Maria Lettberg en compagnie du Rundfunk-Sinfonieorchester de Berlin, sous la direction fougueuse du jeune chef Frank Strobel (Die Klavierkonzerte Nos 1-3, Phoenix Edition/Distribution Naxos).

Pour simplifier, disons que Schnittke avait le modernisme accessible. Malgré son goût de la provocation, sa musique cherchait constamment l’équilibre entre le viscéral et l’intellectuel. Tout comme Shostakovich, dont les effets orchestraux étaient jugés un brin trop pompiers par les éminences de l’avant-garde (Boulez et compagnie), Schnittke ne voyait pas pourquoi il se contenterait d’une gifle quand il pouvait asséner un coup de massue.

Et pourtant, on entend quelque chose d’autre dans ces partitions, tout particulièrement dans ce premier concerto, composé en 1960, alors que Schnittke était encore au conservatoire de Moscou: il y a dans l’irrépressible propulsion rythmique de l’allegro initial, accentuée par des pizzicati et de nombreuses percussions, une énergie contagieuse – et un humour – qui ne sont pas sans évoquer l’univers de George Gershwin, les emprunts afro-américains en moins. Dans les deux cas, il s’agit d’œuvres qui célèbrent le modernisme résolument urbain qui leur sert de carburant. Si les deuxième et troisième concertos imposent une écriture plus personnelles, leur écoute est plus ardue, et il est recommandé d’apprivoiser tout à fait le concerto no 1 avant d’aborder la suite des choses.

Le pari beethovenien de Tafelmusik

Après la révélation des 5e et 6e symphonies, saluées à l’unanimité par la critique lors de leur parution l’an dernier, l’ensemble torontois Tafelmusik poursuit son incursion dans l’univers de Beethoven avec l’enregistrement des 7e et 8e, réalisé en avril dernier à la salle George Weston, et paru il y a peu sur étiquette Analekta.

Si l’effet de surprise d’entendre un orchestre baroque repousser les limites de son répertoire s’est dissipé, le bonheur, lui, est toujours au rendez-vous. Lumineuses et transparentes, leurs lectures ne manquent pas de grandeur, mais il ne s’agit pas ici d’une musique confortablement installée dans ses fauteuils de velours: il y a toujours un élément de danger dans cette approche qui nous restitue le modernisme de Beethoven, comme si l’on poussait un moteur juste au-delà de sa vélocité normale. Puisque la Huitième, aux dimensions et aux aspirations plus modestes, présente moins de défis à un orchestre baroque, c’est surtout dans l’interprétation de la Septième symphonie qu’on peut prendre la mesure de la validité du pari de Tafelmusik. Le vivace initial s’élance de la ligne de départ avec une fougue irrésistible, et lallegro con brio qui clôt la symphonie n’est rien de moins qu’électrisant, mais il nous faut quelques écoutes pour que le solennel allegretto (peut-être le plus beau mouvement lent de l’œuvre de Beethoven) impose ses charmes sans qu’on se trouve à regretter la palette plus généreuse et veloutée à laquelle nous ont habitués les orchestres conventionnels.

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Sans pour autant déloger mes actuelles versions de référence (celles du chef belge Philippe Herreweghe avec le la Philarmonie royale flamande sont de pures merveilles), Jeanne Lamon et Tafelmusik viennent de gagner la plus récente manche de leur audacieux pari beethovenien. Reste à voir si, dans un souci d’intéralité, ils choisiront de faire le détour des premières symphonies, ou s’ils s’attaqueront directement au monument qu’est la Neuvième. Dans un cas comme dans l’autre, c’est nous qui en sortirons gagnants.

Un violon au carrefour de trois cultures

Avec Sonatas for Violin and Piano (ATMA), le violoniste Jonathan Crow, ancien premier violon de l’OSM, nous donne rendez-vous au carrefour de trois cultures musicales, et de trois monuments qui chevauchent les XIXe et XXe siècles: l’Anglais Edward Elgar, l’Allemand Richard Strauss et le Français Maurice Ravel. Pourtant, on aurait du mal à imaginer un récital plus intime que celui qu’il nous propose avec la complicité du pianiste Paul Stewart.

Faisant preuve d’une modestie louable, Crow choisit de nous faire entendre la musique plutôt que le violon. Il a compris que ces trois pièces, qui n’ont rien de révolutionnaire, sont empreintes d’un lyrisme chaleureux que d’occasionnels passages con fuoco ne compromettent aucunement. Dans le cas de la sonate opus 18 de Strauss et de la sonate posthume de Ravel, il s’agissait d’œuvres de jeunesse solidement ancrées dans l’esthétique du XIXe siècle, bien que dans le cas de Ravel, on décèle déjà la sensualité et les audaces harmoniques caractéristiques de ses partitions subséquentes (ses modèles Debussy et Fauré ne sont jamais loin). Quant à la ravissante sonate en mi mineur d’Elgar, composée aux derniers jours de la Première Guerre mondiale, son premier mouvement à la fougue tzigane fait place à un andante baignant dans une lumière crépusculaire.

Sans concurrencer la suprématie actuelle de James Ehnes au rang des grands violonistes canadiens, Jonathan Crow signe ici un disque auquel on reviendra souvent. Parions que nous serons nombreux à nous attacher à ces trois sonates au point de vouloir en faire la trame sonore de nos soirées d’hiver.

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