La ligue politique d’improvisation

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Publié 20/04/2011 par François Bergeron

Les journalistes disent souvent de l’information qu’ils publient que c’est comme la saucisse: mieux vaut que le consommateur ne sache pas comment c’est fait. Nos dirigeants politiques doivent se dire la même chose de leurs activités: mieux vaut que le citoyen ne soit pas trop conscient du très haut degré de subjectivité et d’improvisation qui les caractérise.

Les jeunes (et les gauchistes) idéalisent souvent la démarche démocratique et l’administration publique. À mesure qu’on s’y frotte, on perd ses illusions, on réalise que ce sont des entreprises humaines, avec ce que ça comporte d’avantages et de travers. Certains réagissent en tournant le dos à la démocratie, soit en s’en désintéressant, soit en militant pour des alternatives utopiques ou violentes. Les autres retroussent leurs manches et participent.

Lors des élections fédérales de 2008, moins de 60% des citoyens canadiens ont exercé leur droit de vote, contre près de 65% en 2006. Le scrutin du 2 mai prochain sera le troisième en moins de six ans, ce qui engendrerait une certaine «fatigue» face à la politique et fait craindre un nouveau record d’abstention.

Ce serait regrettable. Pas tragique: on ne devrait pas forcer les gens qui ne comprennent rien aux enjeux à voter quand même, à l’aveuglette; il y a déjà suffisamment d’électeurs enthousiastes qui sont mal informés ou motivés par des considérations bizarres. Ni inconstitutionnel: qui ne dit mot consent, ici à être gouverné par ceux que les autres auront élus. Mais ça encourage les gouvernements à se fier plus souvent aux sondages qu’à un mandat clair reçu des électeurs.

Le caractère compétitif de la politique incite les candidats et leurs partis à disséminer une information très partielle sur leurs intentions, et souvent de la désinformation sur celles de leurs adversaires. Normalement, les qualités de communicateur des chefs — pour ne rien dire du rôle des médias — devraient pouvoir compenser ce défaut du système et éclairer les citoyens. Mais ces dernières années, il me semble que nous n’avons pas été choyés au chapitre du charisme et de l’éloquence de nos chefs politiques.

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Dans un des deux débats télévisés, Stephen Harper a osé réclamer que cessent les «attaques personnelles», lui qui accueille chaque nouveau chef libéral par une campagne impitoyable contre son caractère, ses motivations réelles ou supposées, ses déclarations passées, etc. Les Libéraux, eux, ont déjà prédit que les Conservateurs enverraient des soldats dans les rues ou recriminaliseraient l’avortement.

Dans la campagne actuelle, les Libéraux (et les Néo-Démocrates, c’est presque pareil, et les Bloquistes, qui sont de la même farine syndicalo-socialiste) agitent l’épouvantail de «l’américanisation» de la société canadienne sous les Conservateurs. On veut dire bien sûr la «républicanisation» du Canada, en référence au Parti républicain américain. Le parti de Stephen Harper l’a bien cherché, proposant notamment de créer un Bureau de défense de la liberté religieuse dans le monde, qui deviendrait un pilier de la politique extérieure du Canada. Une telle agence existe aux États-Unis et sert de cheval de Troie aux zélotes qui ne s’intéressent qu’aux droits et libertés des minorités religieuses (lire: des chrétiens et des juifs dans les pays musulmans). Sans nier la réalité de ces persécutions, cela reste une vision réductrice et rétrograde des droits et libertés.

Harper se rachète en vantant les interventions canadiennes en Afghanistan, en Haïti et en Libye, plus conséquentes, tandis qu’Ignatieff est seul dans sa tour d’ivoire à déplorer notre «non-élection», l’an dernier, au Conseil de sécurité de l’ONU, une institution de moins en moins pertinente.

Les Libéraux sont tout aussi fuyants face à la menace d’une «coalition broche à foin» des partis d’opposition, que les Conservateurs ont réussi à imposer comme le thème de la campagne.

C’est pourtant simple: si aucun parti ne décroche une majorité de sièges le 2 mai, le gouverneur-général demandera à celui qui en a le plus de former un gouvernement et obtenir la confiance de la Chambre, au minimum sur le budget. Si ce parti (disons celui de Stephen Harper) ne parvient pas à faire voter son budget et ses projets importants, le gouverneur-général ne replongera pas le pays en élections immédiatement. Il demandera au chef du parti qui s’est classé deuxième (disons Michael Ignatieff) de prendre la relève. Celui-ci a déjà indiqué qu’il ne proposerait pas une «coalition», c’est-à-dire des ministères, au NPD et au Bloc. Mais évidemment, comme Stephen Harper avant lui, il devra s’entendre informellement avec eux pour qu’ils appuient son budget et d’autres projets. Des élections seront sans doute inévitables au bout de deux ans.

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Le premier ministre parie que les Canadiens sont davantage rebutés par la perspective d’élections aux deux ans que par celle d’un gouvernement conservateur majoritaire, et qu’ils s’imaginent que la stabilité politique est garante de la stabilité économique. Il a peut-être raison, mais à force d’éduquer les citoyens sur les tenants et les aboutissants d’une coalition, il en viendra peut-être à la démystifier, ce qui deviendrait pour lui une arme à deux tranchants.

Parenthèse: le format de nos débats des chefs est à repenser sérieusement. Va pour l’exclusion d’Elizabeth May tant que son Parti vert n’élit pas au moins un député à la Chambre des communes. Mais cette série de mini-duels impliquant d’abord deux des quatre chefs, sur des questions concernant parfois plutôt les deux autres, n’a pas de sens. Il serait plus intelligent de proposer divers sujets de discussion aux quatre chefs, en changeant d’une fois à l’autre l’ordre des intervenants.

Va aussi pour les questions posées par des représentants du «peuple», puisqu’elles sont choisies de toute façon par le consortium des médias et que ça permet de pimenter l’exercice. Mais encore faudrait-il qu’on se limite aux grands enjeux nationaux: le pont Champlain, c’est un problème local; la formation professionnelle des femmes de 50 ans en Mauricie, c’est pointu! Et ce n’est pas parce que le Parti vert est absent qu’on est dispensé de poser une question sur l’environnement. Ni parce que le débat est en anglais qu’on ne peut pas évoquer le bilinguisme de la Cour suprême.

Curieusement, plusieurs observateurs, qui se situent plutôt à «gauche» sur l’échiquier politique, se sont montrés plus sévères envers la performance de Jack Layton — qui avait l’air d’un vendeur de brosses et savons, m’a dit l’un d’eux — qu’envers celle de Stephen Harper, dont ils ont admiré le calme et la maîtrise apparente de ses dossiers. Les observateurs qui penchent à «droite», comme moi, ont plutôt trouvé Layton sympathique et à l’aise, comparé à un chef conservateur robotique et irritant. J’ai particulièrement apprécié la sortie de Layton, dont je déteste le programme économique, en faveur du bilinguisme de la Cour suprême, à laquelle Harper n’a pas répondu. À cause de cette seule obstruction stupide des Conservateurs au bilinguisme, Harper n’aura pas mon vote.

Sur la santé, Libéraux et Néo-Démocrates se sont engagés à continuer de respecter une promesse, faite aux provinces sous Paul Martin, d’augmenter de 6% par année la contribution fédérale au financement du système. «Et vous, M. Harper, prenez-vous le même engagement?», a demandé Michael Ignatieff. Stephen Harper aurait dû répondre: «Bien sûr que non, c’est une promesse irresponsable qui va ruiner le pays. Nous nous engageons au contraire à tout faire pour empêcher l’explosion des coûts de la santé.» Au lieu de cela, il a paru céder sur ce point et s’engager dans la même voie que les partis d’opposition.

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Par ailleurs, il est étonnant que les Libéraux laissent les Conservateurs s’arroger tout le mérite de la relance de l’économie et du fait que le Canada a traversé la récession mondiale sans trop de dommages, comparé à la plupart des pays industrialisés.

En effet, c’est sous la menace d’un renversement par la proto-coalition des Libéraux, des Néo-Démocrates et des Bloquistes, au début de 2009, que le gouvernement conservateur minoritaire a jeté ses principes par-dessus bord et adopté son «plan d’action économique», qui n’est autre qu’un train de déficits censé relancer une économie qui venait de s’affaisser sous le poids d’autres déficits.

Michael Ignatieff est bien malvenu de reprocher aux Conservateurs cette hausse de la dette publique: c’est lui et Jack Layton qui l’ont imposée et qui l’aggraveraient si on en juge par les promesses mirobolantes qu’ils continuent de dévoiler au cours de la campagne.

Auteur

  • François Bergeron

    Rédacteur en chef de l-express.ca. Plus de 40 ans d'expérience en journalisme et en édition de médias papier et web, en français et en anglais. Formation en sciences-politiques. Intéressé à toute l'actualité et aux grands enjeux modernes.

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