Fromage trappiste: la tradition unique ne sera pas perdue

Le frère Albéric lègue sa recette au couple Dustin Peltier et Rachel Isaak

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Les fromagers Dustin Peltier et Rachel Isaak. (Photo: Marta Guerrero)
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Publié 03/04/2018 par Valentin Cueff

Après avoir passé 64 ans à fabriquer, au Manitoba, un fromage trappiste selon une recette spéciale, frère Albéric va passer la main. Le moine a trouvé dans le couple de chefs cuisiniers Dustin Peltier et Rachel Isaak des successeurs dévoués à la tradition.

Ils ne sont pas membres de l’Église, mais les cuisiniers comptent faire preuve d’une foi sans bornes envers la recette ancestrale du fromage de la trappe.

Recette du 18e siècle

Dustin Peltier peine encore à réaliser le caractère unique de ce qui leur a été transmis: «C’est à la fois extraordinaire, et un peu fou, qu’il nous ait fait confiance pour perpétuer cette recette du 18e siècle. On est les dernières personnes en Amérique du Nord qui la détiennent, en restant fidèle à son style originel.»

Ce qui a réuni frère Albéric et le couple de Manitobains, c’est l’amour de la nourriture artisanale, celle qui demande de la patience et un effort humain.

D’après Dustin Peltier, l’engagement du moine dans son travail a été contagieux. «Il a une passion pour ce qu’il fait, et cela allait bien avec notre mentalité et nos croyances: être fidèle à la véritable nourriture.»

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Culture culinaire

Après avoir travaillé pendant des années dans les cuisines de restaurants manitobains, Dustin Peltier et sa compagne Rachel Isaak ont senti le besoin de voler de leurs propres ailes.

Lui a grandi dans une ferme, près de Woodlands. Elle vient du quartier d’Elmwood, à Winnipeg. Ensemble, ils ont créé en 2017 Loaf and Honey, une entreprise de restauration.

Et pour obtenir la crème de la crème des aliments, les deux passionnés ont quitté la ville pour aller à la rencontre d’agriculteurs, «pour être plus en contact avec la façon dont la nourriture est faite».

Au monastère de Holland

Cette soif de connaissances pour la culture alimentaire les a conduits aux portes du monastère de Holland, à une centaine de kilomètres à l’ouest de la capitale, où le couple a rencontré pour la première fois le frère Albéric en 2016.

«À l’origine, nous y allions pour nous renseigner sur la façon dont on fait le fromage. Plus on lui parlait, plus on a réalisé que si on ne relevait pas le défi, personne d’autre ne le ferait, et ce fromage serait perdu, et tout ce que frère Albéric a passé les dernières soixante années à faire aurait juste disparu.»

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Car frère Albéric, 84 ans, a décidé de prendre sa retraite et d’arrêter la fabrication du fromage de la trappe. Face à l’absence de candidats pour reprendre le flambeau, il a obtenu, il y a six ans, l’autorisation pour transmettre la recette à une personne en dehors de l’Église.

Interdit aux femmes

Si Dustin Peltier a pu se soumettre à l’enseignement du moine, Rachel Isaak n’était pas autorisée à entrer au monastère, interdit aux femmes.

Elle reprend le récit: «On lui a demandé s’il serait d’accord pour nous enseigner. Il nous a regardés et a dit: je peux enseigner à Dustin. Je ne peux pas te l’enseigner, mais lui pourra le faire. Alors, Dustin est allé à l’abbaye d’Holland une semaine, en novembre 2017, et il a réalisé que c’était la chance pour ce fromage de survivre.»

Le couple s’est lancé dans l’aventure avec l’envie de garder la dimension artisanale du produit. «Nous ne comptons pas faire 1000 meules par jour. On souhaite rester petit. Pour commencer, on veut produire environ 100 meules par mois. Frère Albéric en faisait 800.»

Une fabrique à bâtir

Avant de s’atteler à la tâche, il a fallu surmonter un amas de recours administratifs: des normes de sécurité à respecter, des autorisations gouvernementales afin de pouvoir utiliser du lait non pasteurisé… Et surtout, une fabrique à bâtir.

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Sur la ferme de la famille Peltier, située non loin de Woodlands, le couple a construit en quelques mois sa petite fromagerie dans une roulotte.

Le couple vient d’entamer la fabrication de sa première dizaine de fromages. Si la création des meules prend quelques heures, celles-ci mettent deux mois à parvenir à maturation. Et surtout, chaque meule doit être lavée et retournée chaque jour.

Patience

«Ça prend de la patience, du soin pour faire le meilleur fromage. Comme chefs cuisiniers, on a adoré l’idée que le lait est comme une toile vierge. On pourra, plus tard, créer d’autres fromages.»

Avant tout: gagner une expérience. Rachel Isaak a bien déjà tenté de faire du fromage dur. Sans succès. «Ça ne marchait pas. C’est l’une des raisons pour lesquelles on voulait apprendre d’un fabricant de fromage. Je ne savais pas ce que je faisais mal. Je pourrais lire autant que je veux sur le sujet, je ne trouverais peut-être pas la réponse.»

Dustin Peltier renchérit: «Vous pouvez lire autant de recettes que vous voulez, qui vous diront que A + B vous donnera le fromage, ça ne marche pas toujours. Il faut trouver les nuances.»

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Ses parents, Gary et Silver Peltier, mettent aussi la main à la pâte. Et qui sait? Les enfants du couple prendront, peut-être un jour, la relève. «On espère. Ils ont neuf et dix ans. L’un aime le fromage et l’autre… un peu moins», raconte l’apprenti fromager avec un sourire.

Le verdict d’Albéric

Une fois la tâche accomplie, les fromages devront encore être testés par le gouvernement pour voir s’ils correspondent aux standards requis.

Mais la véritable épreuve, explique Dustin Peltier, sera la dégustation par frère Albéric. «Il a mangé beaucoup de fromage dans sa vie. Il sait ce qu’il aime. Ce sera donc notre ultime test, s’il approuve ou pas notre fromage. Tout ce qu’il avait, ça nous prendra du temps à le construire.»

À terme, ils comptent le commercialiser à travers le magasin et restaurant spécialisé en gastronomie italienne De Luca’s, situé sur l’avenue Portage à Winnipeg.


À retrouver dans les archives du journal franco-manitobain La Liberté, trois entrevues avec frère Albéric : 8 mai 1987; 10 février 1995; et 12 janvier 2001.

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