Entre les Alpes et la brousse (II)

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Publié 09/12/2014 par Annik Chalifour

Décembre 1980, les portes de l’avion s’ouvrent en plein air sur la piste de l’aéroport de Dakar. Joanne est surprise par la chaleur intense; une sensation qu’elle n’a jamais connue auparavant. Elle adore! Son groupe de Jeunesse Canada Monde est basé à Nguéniène dans la région de Thiès à l’ouest du pays, proche de la mer. Un village rural où les familles vivent dans les huttes typiques entourées de palissades. Les femmes se promènent seins nus, un pagne enroulé autour de leur taille.

Le rythme de vie des villageois est bercé par le travail dans les champs maraîchers, le transport à pieds de l’eau potable provenant du puits du village, le bruit du pilon dans le mortier, la cérémonie du thé servi à l’ombre du baobab, le marchandage des produits locaux au petit bazar central, le son des tam-tams et les danses effrénées les soirs de pleine lune, les fêtes communautaires marquées par les spectacles de lutte traditionnelle.

Une vie naturelle et paisible selon les souvenirs de Joanne, incomparable au vécu misérable dans les taudis surpeuplés en banlieue de Dakar. Elle se souvient, les jours de congé, de leur trajet en taxi collectif de Nguéniène à M’Bour, pour aller à la mer mais surtout pour voir l’arrivée des pêcheurs en fin d’après-midi. Le groupe s’était aussi rendu à l’île de Fadiouth sur la petite côte, dont le sol est uniquement constitué de coquillages provenant de l’exploitation des huitres par les femmes du village. Impossible d’y circuler incognito!

Lors d’une randonnée à Dakar, les jeunes avaient pris le traversier vers l’île de Gorée, le plus grand centre de commerce d’esclaves de la côte africaine du XVe au XIXe siècle: un symbole de l’exploitation humaine mais aussi un haut-lieu de réconciliation. Le groupe avait piqueniqué sur la plage de la petite commune dont les vieilles maisons ornées de bougainvilliers siégeaient autour d’une petite crique de sable baignée d’eau limpide.

Joanne se rappelle la vaillance des femmes de Nguéniène, organisatrices en chef de la vie communautaire. Sans leur persévérance et respect de l’environnement, le village se serait peut-être effondré. Les ainés que l’on garde à la maison et dont on vénère la sagesse jusqu’à la fin; la discipline inculquée par tous les villageois à chaque enfant de la communauté; l’importance que l’on accorde aux rapports humains avant tout. On donnait préséance à l’être plutôt qu’à l’avoir.

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15 ans plus tard, à Genève, Joanne défendait les Africains auprès de certains collègues occidentaux dont la pensée unilatérale rétrécissait leur vision des autres, selon l’expatriée canadienne. Ils étaient réticents à vouloir travailler avec ‘les Noirs qui sont indisciplinés, n’ont aucun sens de l’organisation ni de la gestion du temps.’ Tout cela est tellement relatif, se disait-elle, songeant à Nguéniène. Nos aptitudes ne sont-elles pas façonnées selon les conditions de l’environnement dans lequel on évolue? Faites atterrir en parachute un fonctionnaire d’Ottawa en savane africaine. Saura-t-il survivre… Le défi consiste à transférer nos acquis dans un autre monde…

Il fallait qu’ils se marient. Jouer le tout pour le tout pour vivre ensemble. Émilie avait 11 ans lorsqu’elle rencontra son beau-père pour la première fois. C’était le jour du mariage d’Omo et Joanne à l’ancienne Mairie des Eaux-Vives de Genève en juin 1998. Omo obtient sa résidence permanente à l’été 2000. Sa demande fut traitée par l’Ambassade du Canada à Paris surchargée de dossiers d’immigration.

Deux longues années d’attente, peut-être en raison des relations diplomatiques tendues entre le Canada et le Nigéria. Deux années durant lesquelles Joanne a continué d’aller voir son mari en Suisse parmi ses multiples déplacements professionnels. La distance n’existait pas. Elle prenait l’avion vers l’Europe comme on prend le bus au quotidien.

On ne finit jamais de découvrir son conjoint qui vient du bout du monde. La relation interculturelle entre Joanne et Omo plonge et remonte au fil des ans. Leur vie familiale fluctue pleine d’imbroglios, d’inattendus, de la comédie au drame et vice versa. Émilie traverse l’adolescence avec les conseils d’Omo devenu son grand frère. L’Africain rejaillit toujours à la surface des eaux troubles.

Il vit maintenant sur son 3e continent, l’Amérique du Nord, son enfance enfouie en Afrique et sa vie de jeune homme en Europe. Omo reste courageux, tenace et loyal; les mêmes qualités que Joanne avait côtoyées dans la brousse profonde, il y a plus de 30 ans.

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Cette chronique est une série de petites histoires tirées de mon imaginaire et de faits vécus, dont j’ai été témoin au cours de mon long chapitre de vie parmi le monde des expatriés et des immigrants. Un fil invisible relie ces gens de partout selon les époques, les lieux, les événements, les identités et les sentiments qu’ils ont traversés. – Annik Chalifour

Auteur

  • Annik Chalifour

    Chroniqueuse et journaliste à l-express.ca depuis 2008. Plusieurs reportages réalisés en Haïti sur le tourisme solidaire en appui à l’économie locale durable. Plus de 20 ans d'œuvre humanitaire. Formation de juriste.

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