Polémique sur l’avenir du fait français au Canada

«Des chiffres trompeurs et des arguments peu convaincants»

Graham Fraser
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Publié 21/02/2012 par Graham Fraser

Le commissaire aux langues officielles du Canada, Graham Fraser, a diffusé la semaine dernière cette lettre ouverte (les intertitres sont de L’Express) en réaction à un commentaire du chroniqueur conservateur David Frum, publié le 11 février dans le quotidien National Post.

Vendredi dernier, lors d’une conférence internationale sur l’immersion postsecondaire, Savroop Kullar, un étudiant en sciences de la santé de l’Université d’Ottawa, a expliqué pourquoi il participe au programme d’immersion et suit de nombreux cours en français.

«Pour moi, c’est une question d’identité, dit-il. Je suis Canadien, donc je parle français.»

Cette remarque m’a fait penser à la chronique de David Frum (The dénouement of French Canada), selon qui les politiques d’immigration du Canada se traduiront par la disparition graduelle de l’influence politique du Canada francophone en général et du Québec en particulier.

Ce n’est pas la première fois

L’argument n’est que trop familier: Lord Durham a fait la même déclaration en 1839, et John A. Macdonald a répondu à ce même argument il y a 156 ans, dans une lettre à un conservateur qui était tout aussi irrité que MM. Durham et Frum de l’influence des francophones.

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Un siècle plus tard, dans les années 1950, le sociologue américain Everett Hughes déclarait lors d’une conférence que l’hypothèse de ses collègues de l’Université McGill était que les «Canadiens français seraient intégrés tôt ou tard en tant que groupe ethnique au reste du Canada».

Tout au long de l’histoire canadienne, des gens comme M. Frum ont annoncé le début de la fin du fait français au Canada.

L’exemple d’Adrienne Clarkson

Mais les faits sont têtus et les pourcentages ne reflètent pas la vitalité ou les valeurs d’une communauté et de sa culture.

M. Frum présente l’exemple d’un Québécois qui rencontre une jeune femme issue de famille immigrante chinoise. Ce qu’il omet de mentionner, c’est l’enthousiasme que la communauté chinoise a démontré pour l’envoi de leurs enfants dans des écoles d’immersion française, peut-être inspirée par l’éloquence dans les deux langues officielles de l’ancienne gouverneure générale Adrienne Clarkson.

Beaucoup d’immigrants, comme Savroop Kullar, perçoivent le bilinguisme comme un objectif ambitieux lié à l’identité du Canada.

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Cette situation n’est pas unique au Canada; les cours de gaélique d’Irlande à Dublin sont remplis d’immigrants d’Europe orientale qui voient l’apprentissage du gaélique comme une façon d’affirmer leur engagement envers leur nouveau pays.

On ne perd pas sa langue en déménageant

M. Frum souligne l’exode, entre 2006 et 2011, de 50 000 Québécois, y compris des francophones, comme s’il s’agissait d’une perte directe pour la francophonie canadienne.

En fait, ces Québécois qui déménagent vers l’Ouest du Canada envoient leurs enfants à l’école de langue française, adhèrent à des associations francophones, regardent la télévision en français, écoutent la radio en français et renforcent les communautés linguistiques en situation minoritaire à l’extérieur du Québec.

En fréquentant l’école française, leurs enfants côtoient des enfants d’immigrants et de réfugiés en provenance du Congo, du Mali, de la Côte d’Ivoire, du Bénin, de l’Algérie, de la Tunisie, de la Belgique et de la France. Les écoles de langue française à Toronto, Winnipeg, Edmonton et Vancouver, sans parler des autres villes du Canada, sont de plus en plus aussi diversifiées culturellement et ethniquement que les écoles anglophones.

L’immigration renforce les communautés francophones en situation minoritaire au Canada; elle ne les affaiblit pas.

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Une culture dynamique

Il y a des signes évidents de la vitalité de la langue et de la culture françaises au Canada aujourd’hui. L’excellent film Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau a été sélectionné pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère, tout comme le film Incendies de Denis Villeneuve l’a été l’année dernière.

L’une des émissions de télévision les plus regardées au Canada, peu importe la langue, est Tout le monde en parle, mais vous devez syntoniser Radio-Canada le dimanche soir pour la connaître.

Comme le souligne M. Frum, Stephen Harper a obtenu un gouvernement majoritaire sans forte représentation au Québec. Mais cela ne l’a pas empêché de commencer toutes ses conférences de presse en français, en plus de parler en français dans les réunions du G-8 à Washington et à Pékin. Cela explique en partie la manière dont il perçoit l’identité canadienne, au pays comme à l’étranger.

Mais il sait aussi que, alors que 98% des Canadiens parlent l’anglais ou le français, 4 millions de Canadiens de langue française ne parlent pas l’anglais. Et il sait aussi qu’outre les 75 sièges du Québec, il y a 19 sièges à l’extérieur du Québec où les francophones représentent au moins 10% de la population; et il a remporté 10 d’entre eux.

Six premiers ministres sont bilingues

Pour la première fois de l’histoire du pays, six premiers ministres provinciaux sont bilingues, ce qui démontre un intérêt à comprendre les enjeux nationaux, mais aussi l’intérêt que les premiers ministres Charest, Ghiz, Alward, McGuinty, Selinger et Redford montrent envers les communautés linguistiques minoritaires dans leurs provinces.

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Le seul candidat unilingue à la direction du Nouveau Parti démocratique s’est retiré de la course lorsqu’il a réalisé qu’il ne pouvait pas communiquer avec un tiers du groupe parlementaire du NPD.

Il est maintenant possible de fréquenter des écoles de langue française, de la maternelle au niveau postsecondaire, dans toutes les provinces, sauf à Terre-Neuve-et-Labrador et à l’Île-du-Prince-Édouard.

Les Canadiens qui désirent mieux comprendre le pays dans son ensemble, qu’ils soient politiciens, fonctionnaires, soldats, universitaires, dirigeants syndicaux, gens d’affaires, juges ou entraîneurs de hockey, reconnaissent l’importance d’apprendre les deux langues officielles.

Il est vrai que l’immigration est en train de transformer le Canada. Mais cela ne signifie pas une diminution de l’importance des deux langues officielles au pays, pas plus que ne le firent les propos tenus par Lord Durham il y a 172 ans.

– Graham Fraser

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